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Cyrille Clément in novels
25 juin 2008

Eaux pales (premier chapitre)

Eaux pâles

autofiction

L’Ecclésiaste

9, 5

Oui, les vivants savent qu'ils mourront, mais les morts ne savent rien

Oui, ils n'ont pas de salaire. Leur souvenir est oublié.

Leur amour, aussi, leur haine, aussi ;

Leur ardeur, aussi, c'est déjà perdu !

Plus de part pour eux en pérennité dans tout ce qui se fait sous le soleil.


Avertissement

Cette histoire se déroule au début du mois de septembre 2002, à une époque pas si éloignée de la présente au cours de laquelle nous ignorions encore que l’été pouvait, sur toute l’Europe, durer six mois de l’année et plus. Le lecteur pardonnera donc certaines expressions, considérations ou préoccupations qui lui paraîtront désuètes, archaïques et pour tout dire dépassées. Mais tout, de nos jours, change si vite et la demande de nouveau au sens de léger, effleurant, superficiel, est si forte qu’on n’a pas le temps de mettre le point final à un texte longuement mûri qu’il appartient déjà à l’obsolescence du point de vue du public quand bien même, de celui de l’auteur, il a atteint au contraire la perfection.


I.

Le bitume noir impeccable, trop roulant, qui fend, sur une frêle écharpe de plaine côtière, une pinède bien plantée, de sa modeste trouée aveugle percée entre les fûts, à peu près droits et sveltes, habillés de ramures vert-brun, et leurs ré­seaux de noueuses racines qui étendent leurs bras raides pour s’agripper avec acharnement aux chétifs monticules d’un humus acide et pauvre. Les bandes de pointillés cligno­tants de la signalisation latérale et centrale qui encadrent de blanc, au-delà de la cour­bure du pare-brise pas mien, mais bien lavé, plusieurs kilomètres d’une ligne droite étale, à peine déviée, ici ou là, de droite et de gauche, par quelques timides inflexions du terrain. Le chant pulsant, cillant, ondu­lant des grillons, qui, lentement, palpitent en une seule vibra­tion collective, modulent dans le suraigu leur signal stridulant et colorent l’air du scintillement élégant, ténu, discret, invi­sible, de mille constellations de loupiotes sonores dissimulées sous les fourrés grillés et les herbes jaunies. Les senteurs tièdes, sèches, capiteuses et âpres qui remontent de la terre poudreuse jonchée d’épines brunies et de pommes de pin éclatées et suintent des é­corces gluantes de rési­ne fraîchement saignée, dans la chaleur glauque d’une journée qui finira en orage ou en quelque chose d’approchant.

Les troncs de ces essences maritimes, ru­gueux, cannelés, crénelés, craquelés d’entailles et de crevasses purpurines, qui se serrent en grappe ou se dispersent en mettant des dis­tances, chacun sur son petit lopin poussièreux, pour allonger, à la perpendiculaire de l’axe de l’asphalte à la granulation in­sensible sous les pneus, les taches d’ombres, floues, presque de leur propre taille, avec ce voile nébuleux, sans fraîcheur, de leurs frondaisons discontinues. La route, offerte à mes seules roues, qui déroule vers _le ponant son tapis lisse comme un boulevard, pour s’en aller enliser sa course en impasse dans un petit bout du monde perdu parmi les sables fluctuants. Vitres électriques baissées, petite vitesse, pe­tit régime du mo­teur. Pas de musique à l’autoradio. Pas de cli­matisation de l’air. Pas de toit à ouvrir. Pas de capote à ra­battre. Pas de passager à écouter. Pas de téléphone à décrocher pour me faire communiquer les dernières non-nouvelles du monde quitté. Pas de réponse à donner. Juste ma voix intérieure à faire parler. “Un choix est dé­libéré. Un choix se délibère.” Comme aurait dit mon stupide-bouquin-pastiche-canular-pamphlet-frelaté-jamais-publié. Quand on ne comprend pas, c’est souvent qu’il n’y a vraiment rien à comprendre.

Quelques chemins sablonneux qui filent, mous, épais, de part et d’autre du ruban de goudron à deux voies, bien solide et bien stable celui-là, dans les sous-bois, fournis à gauche, clairsemés, un peu pelés même à droite, le long de massifs de ronciers rampants ou de murets blanchis à la chaux, pour aboutir, je le suppose, dans quelque cul-de-sac sauvage de broussailles pu­gnaces, de buissons incultes, de graminées rebelles dont les rafales de vent balaient les longues toisons satinées au revers des marais bourbeux, trému­lants, garnis sur leurs bords comme en leur centre de colonies de joncs infectes, les pieds enracinés dans la fange, ignobles trous d’eau hostiles à mon espèce, tout juste bons à accueillir des flopées de volatiles migrateurs dans leur annuel pèlerinage déprimant. Tout un microcosme en résistance. L’inutile poésie des ornières.

Les bouquets de tamaris qui agitent leur éventail à voi­lette et flagellent la brise de leurs fines dentelles délicates. La grosse gaine, noire et souple, de câbles électriques basse tension qui courent, ventres pendants, de poteau de bois en poteau de bois au-dessus des bas-côtés depuis peu défrichés, en parallèle aux barrières en poutres grossières, façon ranch, enfin, domaine équestre, si vous préférez. Ça ne me faisait pas grand effet, tout cela.

Hachurées par les troncs, quelques échappées sur de l’ocre, tout une frange cou­leur chair, à droite, un plein champ de dunes sahéliennes, de courts mammelons touffus, faméliques, arides, inhospitaliers, qui se devine, zèbré de stries foncées verticales, sous la ramée, dans les interstices de vue claire que laisse entrevoir le couvert végétal. Derrière ce rideau d’arbres, l’espace qui s’ouvre en grand sur le bref sahara du littoral. Ça ne venait pas, le grand élan de joie. La solitude, le désert. Quelle perspective, en consolation. N’être plus qu’un bouquet de ces plantes revêches, chardons bleus et autres spécimens amateurs de disette, qui s’égrènent et s’accrochent, opiniâtres, de tous leurs piquants, aux contreforts qu’ils trouvent, à l’a­bri des vents dominants. Remontée de souvenirs auxquels je n’aspirais pas. De longues balades languissantes, à marcher au début de la seconde quinzaine d’août, en solo, dans la funeste splendeur des sen­tiers épargnés de monde, en arrière des plus belles plages d’Oléron ou de Quiberon lors des dernières années de ma jeunesse sans but, se parachevant dans l’hésitation, l’écœurement, le péril et l’ennui, à perdre mon temps des après-midi durant, sans appétit, sans tra­vailler à mes non-œuvres en gestation ni causer à quiconque pour me sentir au moins l’intelligence d’une rhétorique sans autre succès que d’estime. Comme si la vue vacancière d’un paysage, même le plus magnifique qui soit, avait ja­mais pu nous sauver de la vacuité, dans notre vie, de tout sens, de toute projection vers l’autre. C’était bien le seul souci, le défaut de motif, dont les aléas, la turbulence et le déchaînement incontrôlable des faits avaient guéri mon existence. Sans envie de me battre parce que sans raison de m’aimer moi-même que j’avais été, cela m’avait appris à offrir, moi aussi, espèce en danger, une résistance.

Soudain, dans un jet d’air aromatique, enveloppant, un effluve ambré, captivant, évocateur, de… de crème solaire et de… de seins nus… mais oui, je peux bien le dire, de seins nus chauffés au soleil, de chapeau de toile à fleurs et de pail­lasse dévidée sur le sable cuisant, qui flatte mes sens affaiblis et mon humeur de dents serrées de toute une richesse de réminiscences associées, plus tenaces, plus promptes à res­susciter. Question de désir. Sans doute. Je me suis cram­ponné au volant et mon pied a pilé. Ma semelle a lentement relâché la pédale de frein. Ma main a ramené la clé de contact. J’ai passé la tête par la portière. J’aurais bu ce par­fum. C’était déjà quelque chose. Une première mesure de ma défaillante capacité à répondre.

Fugacité du bonheur. C’est passé. Le silence subit de la mécanique, l’arrêt complet de son ronron égal. Tout un décor sonore a lente­ment émergé du néant. Je n’y croyais pas. Mes oreilles, passivement réveil­lées, en quelques se­condes se sont mises, malgré elles, à cher­cher, à scruter, à approximer, à discerner, à identifier, à reconnaître, à réapprendre. À entendre… C’était tellement loin. Là-bas. Un chuinte­ment monotone, sans localisation, étouffé d’abord, derrière le rideau de calme grillonnant de la forêt, qui s’accroit ensuite, se transforme, gagne en acuité, se développe, devient ce fond constant, ambiant, invariant, omniprésent, uniforme, qui semble venir de partout et assure définitivement, concrêtement, de l’im­minence de son apparition à Elle. J’ai violemment ressenti cette sensation inanalysable, électrisante, magique, surnaturelle qu’on entre dans son ère, dans sa sphère, dans sa proximité à elle, la mer, qu’elle nous enveloppe. Ça s’est fendillé [fissuré] en moi. De l’iode s’est engoufré/infiltré dans l’interstice jusqu’à mon cerveau ! Il aurait pu faire revenir tant de choses ! Non, non. Pas question de me laisser aller. J’avais pas envie d’en être heureux.

Un relent d’essence brûlée s’est ra­battu en tourbillon dans le cockpit, a tout noyé de sa bruta­lité délétère. Ça a tout re-brisé. En dedans. Même en cela, je n’y échappais pas. J’ai tout doucement remis les gaz, rembrayé cette satanée machine à tout brouiller et bousiller. Le carburateur a bouffé un peu plus d’oxygène que les autres ne respireraient pas. Les pistons ont péniblement ronflé. Je souillais un peu plus d’atmosphère. Même voyager, ce n’était pas m’innocenter. J’acceptais l’ordre des choses. J’acceptais l’implacable réalité. Terrible acquiescement de mes mœurs. Et j’ai roulé entre les pins. J’amenais ici un peu de mon bruit intérieur, de ma pollution urbaine. Ils s’y étaient bien accoutumés et complus, eux aussi, les riverains et leurs riveraines. Ça leur rapportait. N’être qu’un pion jeté à la face du monde et qui roule au hasard de ses propres circonstances sur l’échiquier des forces en présence. Être le sujet d’une aire d’opulence matérielle incontestée au milieu du chaos et en­trer, sans pouvoir rien y faire, dans le schéma, dans la stratégie globale, toute puissante, de son grand jeu, ça faisait pas de moi un type tellement avantagé, sur le plan du confort seulement matériel, mais ça me donnait quand même de petits droits subsidiaires de subalterne, à moi, modeste pièce sans valeur. Comme de sacrifier à la contingence d’un déplacement des plus personnels et inutiles à quiconque, en pure perte pour les autres, un peu d’une ressource commune à tous. Et à cet instant, j’usais de ce droit à ma guise. D’ailleurs, j’y pensais pas tant que ça. L’esprit au ras des faits, je me préoccupais d’abord de mon sort, me sentant empoissé en plein drame dans mon petit destin de rien du tout. Je m’étais à grand tort permis de me vivre moi-même comme un individu particu­lier, comme le héros d’importance d’une histoire primordiale.

Une piste mieux damée, qui partait sur la gauche, de son sable tassé, desser­vir quelques veinardes propriétés bien cachées, a, de ce côté, décisive­ment tracé l’orée du bois. Ça fleurait bon l’ambiance des petits raccourcis qui mènent droit à la baille. Un trans­formateur électrique, deux portails en bois pas repeint, un mur d’enceinte juché de tuiles plates, trois pavillons d’été plus loin et l’irréprochable chaussée rectiligne sur la­quelle je planais à trente à l’heure se transformait en une minuscule artère principale fen­dant par le milieu, d’est en ouest, un vil­lage fantôme. Deux trois nids de poule, quelques plaques de goudron noir et luisant qui fond, visqueux, accrochant, sous les pneus. Des guirlandes d’aubépines naines, d’une carnation pâle et fragile, frémissant sur les clôtures grillagées à la moindre bise qui passe. Des lianes de liseron vivace, aux séduisantes fleurs en coupelle roses et blanches, dressées comme des serpents qui relèvent la tête. Des feuilles de lierre verni prolifé­rant à l’assaut des parois claires. Des croisillons et des jardinières décorant des vérandas spacieuses sans plus personne pour déjeuner sous leur plafond ombré et y faire grincer des fauteuils en rotin autour d’une large table nappée de clair. Des cabanons silencieux et désuets lorgnant des remises à bateau cadenassées. De grosses marguerites rustiques couronnées de pétales grenats à flammèches jaune orangé, qui poussent en bor­dure, en vrac, la tête en avant, le long des murs de pierre rayonnant leur chaleur. Des herbacées pro­fuses, la mauvaise herbe, ne craignant pas d’être fauchées. La douceur de la belle saison qui n’en finit pas de s’estomper et de se désagrèger, tout en berçant les sens de l’illusion qu’elle pourrait encore repartir. Des jours qui crèvent lentement mais qui ne le laissent pas voir. Les trilles peu variées de quelques jeunes verdiers de l’année égrenés. Les fusées de quelques martinets qui traînent encore par là. Une miniature de chapelle au crépis immaculé pointant à ma droite comme une flèche son petit clo­cher d’ardoise à tra­vers la cîme de ses arbres. Mon coude gauche en appui sur le montant de la vitre. Humant l’aura de la mer. En atten­dant de voir. Pas l’ombre d’un véhicule dans le petit rec­tangle vigilant de mon rétrovi­seur complice. Ça va.

J’ai débarqué ici, dans cette station balnéaire de la côte picarde, comme j’aurais pu descendre à Châtelaillon-plage ou aller me perdre à Port-baille, dans l’enlisement de la province d’après les vacances. Je voulais juste une fe­nêtre de chambre qui s’ouvre sur le large, une vaste plage vidée de ses derniers estivants retournés depuis trois jours, quelques rues donnant droit sur le front de mer où le vent balaie dans les coins les petits tas de sable fin et où le rare passant pas rajeuni qui s’at­tarde, toujours en bermuda, renforce plus en­core, à lui tout seul, l’impression de solitude et de désertion du 1er sep­tembre, deux ou trois boutiques où l’on s’étonne de voir en vous un client, adulte, en petite chemise vu qu’on n’ap­provisionne plus les rayons sinistrés — et pour quoi faire. Des nuages sans contour, faussement indécis, faussement placides, qui flottent coude à coude sur fond de grisaille morne mais diaphane et brillante. Un soleil mollement voilé, en demie mesure, encore chaud au vi­sage et au torse, encore un peu en aplomb des toitures et des arbres — tout étant dans le “encore” — et qui garde de l’été en préfigurant l’automne. Des jours dont personne ne veut plus, parce qu’on en a trop eu, parce qu’ils ne sont plus assez bien. Des jours en marge, dans les franges. Des restes, des fins de série, dont on se contente, dont on est heureux, comme s’ils étaient ce qu’il y a de mieux au monde, le cœur même de la chose. Quelque chose de mêlé, d’indistinct. La sensation d’être inconnu, de n’avoir jamais été vu et de n’avoir jamais plus à l’être un jour dans ce même patelin. La levée de toute o­bligation d’avoir à incarner quelqu’un de bien précis, d’avoir à jouer les illustrations, par le ton et la manière, d’une catégorie sociale bien délimitée, d’une quel­conque professionnelle occupation qui se reconnaît à vue d’œil. Encore moins d’avoir à faire la dé­monstration qu’on campe sur un degré gratifiant de l’échelle des comparaisons et qu’on entend bien défendre, par les dehors et l’agressivité, la hauteur d’un statut qui se respecte et se fait envier par ceux qui n’ont nulle chance, depuis le début, d’y accéder.

Des maisons à volets bleus qui encerclent le bassin d’un port ou pas de maisons à volets bleus qui encerclent le bassin d’un port, le tintement des chaînes de treuils des chalutiers rouge et blanc à quai ou pas de tintement des chaînes de treuil des chalutiers rouge et blanc à quai, une criée animée aux aurores ou pas de criée animée aux aurores, des caisses de langoustines vivantes sur des traiteaux de bois ou pas de caisses de langoustines vivantes sur des traiteaux de bois, une longue jetée défiant les flots ou pas de longue jetée défiant les flots, un phare brillant sur les rochers le soir tombé ou pas de phare brillant sur les rochers le soir tombé, des voiliers éparpillés sur la baie ou pas de voiliers éparpillés sur la baie, des ali­gnements de bouchots noirs de moules plus ou moins noyés à la haute marée ou pas d’alignements de bou­chots noirs de moules plus ou moins noyés à la haute marée, je m’en foutais.

Entre les façades à enseigne fluo, balcons maçonnés et rideaux de fer baissés, des petits blocs d’immeubles de un étage, à toit plat, comme dans les westerns, sur la gauche, ou plus classiquement pentu et tuilé de rouge sur la droite, donnant de plain-pied sur la grand’­rue, j’ai en­trevu, droit devant, au pied du ciel gris bleu faussement statique, au travers du pare-brise presque pas teinté mais pollué du reflet de la carrosserie et un peu déformant du fait de sa courbure, un liséré vert marine intense qui s’est agrandi en plaque dépolie puis en une plane surface de couleur profonde. Infinie. Le plus bel instant. Je l’avais ou­blié. Depuis toutes ces années. Un appel. Les bâtisses jaunes, rouges à gauche, blanches, luisantes de demi soleil à droite, se sont écartées sur les côtés. Elles ont reculé dans mon dos. Au pas, j’ai viré d’une main à gauche, sans savoir, et garé la voiture pas mienne sur la promenade qui borde la plage. Macadam rose, filets de galets en petits pavés bien soignés, arbres à tronc filiforme et feuillage maigrelet, em­potés dans le cube de terre tassée de leur grand bac en ron­dins. Les places de parking ne man­quaient pas.

J’ai mis au point mort, lâché la gaine moussue du volant, relevé les vitres au bouton électrique, coupé le contact en me penchant en avant. Les cadrans et les voyants verts, jaunes et rouges, du tableau de bord sur fond de plastique noir odorant se sont éteints. Pas de regret. J’ai décroché et fait sauter la boucle de la ceinture de sécurité d’en travers de ma poitrine, qu’elle se rembo­bine d’elle-même. J’ai détaché, collée au dessous de mes cuisses, la toile écrue de mon pan­ta­lon, du cuir lisse, profond, mou­lant du siège conducteur, suis sorti de l’habitacle imperson­nel, enfin debout sur mes jambes. Des lustres que j’avais perdu cet usage. Je n’ai pas claqué la por­tière de métal laqué. Ne pas ajouter trop de bruit. Il s’ouvrait tant d’espace devant moi et l’endroit était immédiatement trop intime.

Le cri multiple, éraillé, spacieux des mouettes en bandes, qui montent et descendent dans les airs, cette sempiternelle dispute de la vie. Rien que lui d’abord. Un cri qui était là avant moi et qui serait là après. Rien à y faire. Juste à l’accepter. Et puis, comme une ligne de front continue de part en part de l’espace, le lent mugissement sourd, tout en évolutions, d’un rouleau qui se lève, s’amène, se déploie, s’avance, s’attaque à la pente de la grève, s’y brise, s’y écrase en une claque sèche et subite, s’écoule en nappe fluide, se replie en pétillant et laisse, dans sa traînée, un temps d’arrêt muet avant la reprise et le prochain assaut. Le tout un peu fondu par la dis­tance de la mer faiblement retirée. L’écoute qui ressuscite.

Quand j’étais enfant, j’avais droit à ce bonheur-là, les courses le dos tourné contre les premières vagues qui fouet­tent, le corps léger qui s’élève comme un fétu de paille em­porté par le vent, soulevé, les pieds décollant du fond sa­bleux, la tête passant sous l’eau au défer­lement de la crête qui submerge le temps d’une respiration retenue, les bras transperçant la paroi limpide et retom­bant en plongeon dans le creux des eaux, l’horizon scintillant sur les autres bourre­lets qui se plissent en préparation, l’ur­gence gueularde et gesticulante après la vague suivante, plus belle, plus haute, plus extrême, plus ultime, plus effroyable. Sans se lasser de tout l’après-midi de ce petit jeu inculte et épuisant, jusqu’à la petite douleur au creux de l’estomac qui fait renoncer pour ce jour, la mort dans l’âme, les pieds traînants, la serviette un peu râpeuse enroulée autour des épaules grelottantes alors que s’affine avec la bise l’odeur de pâte et de sucre chauds, à en crier d’envie, des baignets en anneau, souples et moel­leux, fourrés de conpote de pomme ou de confiture d’abri­cot, des kiosques à glaces et autres chouchous postés aux principaux accès des plages. Comme c’était bon de penser à autre chose. Une porte ouverte sur de l’air frais.

Je suis allé, un rien soulagé mais sur mes gardes, vers l’arrière de la voiture et j’ai soulevé le capot du coffre. Mon sac de voyage en cuir brun éreinté traînait au fond de la malle arrière. Je l’ai pris par la poignée, j’allais le soulever. La granulation de la peau tannée, contre le revers de mes doigts. La foutue promiscuité de cette sensation avec le syn­tagme nominal “sac en cuir”. Non. Ça allait recommencer à travailler. Il ne fallait surtout pas que cela me refasse penser à… non, pas à ça, pitié. Non ! Une violente douleur a sabré ma tête. J’ai bloqué net l’image, un peu comme j’ai pu, la poignée encore dans ma paume refermée, le pouce palpant machinalement.

Ce n’était pas crainte de souffrir qui me faisait esquiver cette pensée. Souffrir, je le pouvais, je le cherchais et je le devais. Mon rôle dans l’existence. Mais, il y a souffrir utile­ment et souffrir pour rien et, à tout prendre, il fallait par tout moyen éviter de repartir dans certain processus de mots, d’images et de tensions, savoir sortir à temps de l’autoroute circulaire de l’obsession avant d’entamer une seconde boucle qui en entraînerait une troisième et un millier d’autres à sa suite.

J’ai serré la poignée fermement dans une main, tiré le sac à moi, claqué le capot sur ses joints et clos, d’un coup de porte-clé magique, l’engin de location auquel je n’allais plus retoucher avant de repartir de ce lieu et qui devenait, pour quelques jours, une épave toute neuve échouée sans dom­mage sur les parages opalins d’un havre de paix inespéré. On a vu des écueils plus terribles, me suis-je dit. Et dans des contrées selon toutes apparences plus familières.

J’aime pas, de ma­nière générale, que les objets parlent de moi. Mais alors, ce genre d’objet-là, les tires s’entend, qui ont une fonction extérieure d’emblème de la personne au volant, au travers de ses choix de consommations, vu le prix qu’on y met, surtout pas. Et dans ce cas, c’est le plus complet ano­nymat. Qui aurait pensé à me voir passer ? Un modèle sans relief, sans clinquant, sans fard. Juste assez récent pour ne pas attirer l’attention. Plaque d’immatriculation de la Somme. Payée en liquide. Caution aussi en liquide. Pas mal. Mais jus­tement, toutes ces précautions, toutes ces demies minuties, parlent encore trop bien de moi. “Ce type qui n’­voulait pas êt’reconnu. J’m’en suis douté. C’tait pas possible. L’avait un truc d’derrière la tête, c’ui-là. Beu-bi-be-be.” En plus, j’ai quand même dû présenter mon permis et j’vois pas comment, d’ce côté-là, j’aurais pu r’filer une fausse pièce d’identité au loueur de bagnoles avec sa voix gouailleuse et grasse d’ex mauvais garçon qui s’con­tient, àcaus’ la ch’mise blanche et l’nœud d’la cravate grise su’ l’col. J’allais pas m’mettre à imiter l’aut’. Suis pas un pro d’ces situations-là. Pas un truand en cavale, un champion d’l’infraction non constatée.

J’ai traversé la rue lentement, en diagonale, sans regar­der à la circulation. Il n’y avait personne pour m’faire bouler sous son radiateur surchauffé. Pas encore le moment d’y passer. J’ai aperçu sur ma gauche, vers le nord, une devan­ture de maison de la presse-bazar de plage avec ses présen­toires de cartes postales déplumés, ses petites piles de jour­naux frais du matin, ses tee-shirts à imprimé devenus rares, ses dernières planches de polystyrène expansé pour le surf ventral, ses épuisettes à filet vert ran­gées par série de tailles de manche en roseau, ses jolis bateaux en bou­dins gonflables dressés à la verticale, ses masques de plongée à gros caout­chouc noir, ses palmes jaunes ou bleues, ses tubas coudés, ses petites ba­guettes blanches dont je n’ai jamais su le nom, peut-être des moulinets, au bout desquelles tournent au vent de petites hé­lices, comme des ailes de moulin, en papier d’a­luminium brillant rouge, vert ou bleu, ses seaux, ses pelles, ses râteaux, ses bouées, ses chaises pliantes, ses gros ballons de plage tri­colores en plastique mou et lisse et tous ces autres articles indispensables qui, dans leur désordre magistralement agencé de bas en haut et d’avant en arrière, en tableau bi­garré, font le charme, sur les gamins, avant même le seuil, de ces com­merces de détail qu’ils n’ont la joie de visiter qu’aux jours fantastiques de leurs vacances aux abords de la féérie de la mer.

Une entrée d’immeuble plus loin, derrière les paravents de bois vert, les chaises blanches et les tables rondes d’une terrasse de café-bar presque dépeuplée et, sous la marquise abaissée, le congélateur à esquimos rehaussé sur ses deux flancs et sur son ventre d’une dynamique icône de cornets alléchant de gaufrette craquante et de paillettes de noisette pil­lée, que surtitre, ressortant sur un fond bleu horizon, un nom à consonance italienne stylisé en relief, en mouvement et en couleurs festives. Le grand type longiligne accoté à sa caisse, le crâne enfoncé sous la cloche de son bob bicolore, les bords rabattus sur les oreilles, avait quand même foutre­ment le temps, je crois, de s’en griller une petite, à pleins poumons, ça d’vait êt’ bon, et cette débandade de l’avant-veille avait laissé à tout ça une sournoise atmosphère de ba­raques foraines que, la fête passée, on allait, dans une heure ou deux, pas tarder à démonter jusqu’à l’année prochaine.

Sur le fond rafraîchissant de l’air marin s’est gentiment surajouté le ton chaud, même dilué, d’un vieux graillon éloigné, perdu dans les dunes, appétissant d’huile frétillante et bouillonnante de friture. J’ai regardé ma montre. Il était quatorze heures. Donc midi à l’horloge du soleil qui tapait un peu de biais, doux et tiède, sur ma nuque dégagée du col lâche de ma chemise rose de vis­cose flasque à pli dans le dos, vite fripée. Midi so­laire ou deux heures administratives, j’a­vais déjà le droit d’aller m’installer dans ma chambre réservée par téléphone depuis une cabine publique. Sur les façades crépies de blanc crémeux des hôtels et des apparte­ments à louer, les rebords des balcons et les pourtours des fenêtres se soulignaient de pâles décalques d’ombre inclinés vers la gauche. Un ciel lai­teux pour barbouiller l’arrière-plan et, au-dessus de tout cela, une ambiance de pa­radis aban­donné, déshérité. Le contraire d’une ville de banlieue aux premiers jours d’août.

Je suis passé entre deux rangées de corolles roses, rouges ou blanches de géranium se dressant, éclatantes sur le feuil­lage vert tendre, au sommet de leur tiges qui dodelinaient, velues, dans leurs pots allongés, couleur de terre cuite sans en être. J’ai tiré la poignée en aluminium d’une porte vitrée qui s’est refermée toute seule derrière moi avec ses différents logos auto-col­lants de sociétés de moyens de paiement civili­sés que j’allais pas utiliser. Et j’ai de suite retrouvé ce ridicule des lieux propre aux hôtels de tourisme moyen de gamme, pour bourses moyennes et gens moyens et qui fait sans doute que l’on y re­vient. Cette odeur… comment dirais-je ? cette odeur oui, d’étroitesse ? c’est cela, d’étroitesse, ce subtil mélange de tout un échantillon d’ingrédients qui au fi­nal donne ce résul­tat aussi composé qu’un thé de noël. Le soi-disant petit salon à gauche du corridor avec un ou deux vieux habi­tués, gris et rosâtres, enlunettés et ensommeillés dans leur chemisette à carreaux et manches courtes, assis, le ventre gonflé au whisky ou rétamé par la continence, dans leurs sofas à peau plissée, les coudes remontés sur le dossier ou les mains po­sées sur le rebord des genoux, c’est selon, et qui attendent de pouvoir se dire par-dessus la table basse, avec toute la mé­fiance lasse et épieuse convenant à ravir avec la circons­tance : “tiens, un nouveau. — Oui… il a l’air bien jeune, ce­lui-là.”

Vers la droite, au bout, ou au fond, de la pièce, sous une fenêtre enclavée donnant sur l’arrière cour et son fouillis exotique, j’ai reconnu ce qui avait une tête de réception, ca­sier, cahier de registre, dépliants touristiques colorés sur le présentoir blanc, plante verte périmée, cendrier en verre garni de filtres ayant servi. Elle n’attendait pas grand monde, la blonde à seins forts, pointus, haut placés sous l’arc double d’un gros collier nacré, en robe noire en­core légère, vus son âge et la saison finissante, der­rière son comptoir de bois vernissé et ses fort concaves lunettes de myope. Elle m’a re­gardé d’un air quand même incrédule, les bas-joues sans sourire, comme si ceux qui réservaient la veille au soir pour venir ici, au mois de septembre, en pleine semaine, à l’heure de la rentrée des classes, ne le faisaient pas vraiment avec une réelle in­tention de venir. Une simple farce télépho­nique, veux-je dire. En plus, un homme encore jeune et seul, même pas un re­traité, allez savoir s’il ne traînait pas avec ça, dans un passé récent, un passé louche.

Tout est dans la manière de lever le nez de la feuille du registre et de jeter sur le quidam le pre­mier regard, trouble, voilé, comme inquiet, déjà, de je ne sais quelle menace, comme s’il fallait vérifier au plus vite auprès des services de police que le dénommé nouveau client ne trimbalait pas avec soi un casier trop lourd pour être supporté. Peut-être qu’on n’en aurait même pas le temps, avant d’apprendre qui c’était. Qui sait ? Le plus contrariant, c’est qu’elle n’était pas si loin de la vé­rité, cette bonne femme. Sauf que, justement, si elle avait fait chercher, elle n’aurait rien fait trouver.

Je me suis efforcé de saluer révérencieusement cette au­torité, sachant très bien que le ton trop poli de ma voix trop mielleuse, trop flûtée, a tendance à amplifier et à exhausser chez cette es­pèce de personnes la suspicion qu’elles éprouvent très naturellement à mon contact. Mais mon timbre avait un tout autre accent, bien plus tendu, bien plus bas, bien plus fatigué, bien plus mûr, bien plus endurci par la vie, que je n’aurais voulu le laisser savoir. Mon ton des si­tuations compromises, des jours où même le désespoir ne peut plus me rendre drôle. J’arrivais pas à m’en défaire. Pas fa­cile à dissiper, l’ef­fet de la peur qui me tenait, la peau du front raide et ridée de souci. J’avais envie de tout dire en Anglais, de me donner cette distance, histoire de dérouter un peu plus, quitte à confirmer à la fin du dialogue ma nationa­lité, en réalité, la même que celle de mon interlocutrice. Ce n’est même pas mon sens du ridicule qui m’a dissuadé. L’économie de moyens bride souvent, sans proférer un mot, les impulsions les plus spontanées, en fait les plus anciennement ancrées dans une personnalité aussi gamine que la mienne, simplement parce qu’elles tendent à la trop dispendieuse fantaisie.

J’ai entendu une grosse voix un peu fêlée gronder avant de sortir de la tonnante cavité encombrée de ce thorax. Ce n’était évidemment pas celle, un cheveu maladroite — elle était encore verte — que j’avais eue au bout du fil. L’étrange constat m’est venu à l’esprit que c’était vers moi que cette puissante source sonore émettait ses grosses syl­labes suaves d’être à la fois rocailleuses et lézardées qui produisaient une sensualité dominatrice, qui en impose, difficile à négliger — songez à tout le plaisir qui était passé quotidiennement dans un sens et dans l’autre par ces bronches pendant tant d’années incontestées, quel instrument de jouissance incomparable ! — que c’était à moi qu’elle parlait ainsi, qu’elle répondait, qu’elle posait des ques­tions de façon en l’occurrence pas très amène, qu’en fait, c’était moi qui avait déclenché le phéno­mène acoustico-linguistique particulier de cette voix-là à moi adressée. Je me suis adapté à cette bizarre réalité qui ne devait pas l’être tant que ça. Aux abois, je m’imagine tant de choses. Je le savais.

Non loin du dossier de la chaise sur laquelle trônait la pa­tronne luisait, dans un étrange renfoncement du mur, le lai­ton fané d’une poignée branlante. Derrière la porte qui semblait ne pas être à voir et qui devait s’ouvrir sur la cui­sine ou quelqu’autre partie privative réservée aux tenanciers, se tenait sans doute quelque grande jeune fille claire à gros membres, les vingt ans à che­veux lisses plaqués, assez gauche et pataude dans ses gestes et ses attitudes, les traits du visage un peu flous, mais jolie quand même, en train de regarder, assise, à demie debout, contre un rebord de table, quelque feuilleton feuille­tonnant sur une petite télé à antenne portative, posée de travers sur un coin de meuble incom­mode, le son baissé, qu’on ne l’entende pas de la réception. À moins que ses doigts n’aient été occupés à écosser des haricots verts frais en tas sur une nappe cirée à carreaux marrons, pendant que son âme divaguait, rêvassant à la soirée du sa­medi précédent et à celle du suivant, en combinant un peu des deux. Peut-être bien qu’elle s’offrait d’ailleurs le luxe de faire les trois choses à la fois. En attendant d’éplu­cher des carottes, de trancher des aubergines, de couper des patates ou de laver des poireaux. L’âme est souvent si compliquée.

— Profession ?

— …

J’ai hésité, oui, bien trop longtemps, je sais, un détail non pré­paré. Même pas envisagé. Une vraie négligence. Et le silence qui se creuse autour de mes oreilles et fait ressortir les rumeurs qui surgissent de partout alentour. Pas vraiment hésité, en fait. Étais dans une autre pièce. Pensais à l’hypothèse de la JF, ébloui par la luxuriance des ressources mentales de l’humanité, écoutant les plans sonores s’organiser. La paix dont j’avais besoin. Me suis inopinément mis à songer qu’elle faisait peut-être le ménage dans les chambres. Sale idée que j’avais eue là. Hein ? Traducteur ?

— Euh, journaliste.

Un automatisme pas assez entraîné. Comme une volée immanquable, que cet empoté d’attaquant vendange du bout du pied, seul, démarqué aux six mêtres, devant la cage, et qui fuse loin au-dessus de la barre transversale pour atterrir dans les tribunes, malgré un centre parfaitement milimétré et le portier pétrifié sur sa ligne. Pas un mot de commentaire. Sûr, les épisodes de ma destinée ne lèvent pas les foules. La femme en face a ostensiblement refusé de broncher. Ne daignait pas me faire cette civilité. Et pourquoi l’aurait-elle concédée à cet inconnu ? C’était humiliant. J’étais séché. Je n’avais pas envie de me sentir confondu sous l’effet de quelque grimace sociale provenant d’une personne qui n’en savait pas autant que moi sur la vie, malgré le temps qu’elle y avait passé en plus. Accès de vanité. Je me suis cru gonflé de l’importance de mon savoir. Trait de maturité ? Bof. J’ai haussé les épaules, je veux dire de l’intérieur. La souffrance nous apprend à devenir insensible à ses degrés inférieurs.

— Excusez-moi. La fatigue…

Et ce besoin de se justifier qui aggrave. Non, je m’efforçais seulement de me glisser très médiocrement, soit, dans le rôle de l’adulte, de ce personnage sans reproche qui inspire l’impression qu’il est un adulte, au-dessus du chaos des choses, parce qu’il sait et peut produire et reproduire à l’envi la forme, celle d’une formule idoine qu’il ne fait que tirer d’une liste délimitée et balisée pour se persuader, en ré-assurant les autres, qu’on apprécie de l’entendre parler, qu’on apprécie en général sa présence et que seul quelque accident complètement étranger à sa condition avait pu passagèrement inconforter (ne pas laisser voir qu’on est responsable de son propre malheur est la première règle de savoir-vivre). Et ça tombait à plat. Elle ne remarquait rien. Ça me faisait ressembler plutôt à un type au bout du rouleau. Ce qui n’était pas faux. Un bout de temps que je n’avais pas voyagé. Hors de la région pari­sienne. J’étais déshabitué des situations extérieures à mon ordinaire. Paris-banlieue, Banlieue-Paris. Aller. Retour. Quelques années. Plusieurs. Je sais plus combien. Et la solitude du soir en plus. Ça lessive. La nouveauté, le fortuit, l’indésirable ne venaient plus que du plus rapproché immédiat, et à une vitesse folle.

En prononçant une phrase, j’avais voulu me donner de cette importance de l’homme mûr pour faciliter mon assimilation par mon vis-à-vis et je n’en avais aucune. C’était de la fausse monnaie et la bougresse ne se laissait pas prendre à une contre-façon si vilaine. Un mo­ment s’est écoulé, sans rien dire. De mon point de vue, lancinant. Je pouvais plus penser à…

Le stylo crayonnait. Putain, quel procès.

— Il fait beau, hein, aujourd’hui. Pour un 2 septembre ! Une belle ar­rière saison en perspective !

À quel vieux con j’essayais décidément de jouer dans mon visage en­core si jeune ? Je ne le sais pas moi-même. Sans doute n’était-ce qu’une simple gradation supplémentaire dans l’horrible jeu de scène dans lequel j’avais commencé de m’enferrer.

— Oui, vous occuperez la chambre 108 au premier étage, elle donne sur la promenade, avec vue sur la mer, comme vous l’avez demandé.

— Merci beaucoup, Madame.

Elle avait su si bien couper court. Le frisson que je figeai net avant qu’il ne descende par le cou aurait pu être de l’admiration, de l’envie. J’étais transi. J’aurais bien aimé détendre le climat relationnel qui m’entou­rait avec ce ton de bon élève. Sa bouche obtuse n’a pas relevé la nuance de flatterie. Devait pas être une mère facile pour la JF.

— Voici la clé. Donc, vous montez avec l’ascenseur et en sortant de l’ascenseur, vous prenez le couloir à votre droite. Là, c’est la deuxième porte sur votre gauche.

— Deuxième porte sur ma gauche…

Une femme si sûre.

— … très bien, Madame, merci encore, Madame.

Encore une couche.

— À votre service.

Quelle sècheresse.

— Bon après-midi à vous.

— À vous de même.

Trop de salamaleks pour être honnête. À moins que cela aît anesthésié sa perspicacité. M’en foutais, après tout. Ne pas voir dans le moindre acteur économique l’agent qui nous livrera par traîtrise. Dans leur grande majorité, ces gens peu accorts envers nous sont au grand maximum des éléments neutres dans notre histoire personnelle.

J’ai ramassé mon sac de voyage à main gauche et, la clé se balançant dans mon autre main, j’ai regardé la cabine de l’ascenseur et pris à sa droite l’escalier qui en faisait le tour jusqu’au premier et unique étage de ce bâtiment bas, sachant que la dame, dans mon dos, faisait très bien celle qui se dés­intéressait de son étrange client du jour dès son départ pour l’étage. Fallait quand même en être un, de bizarre, devait-elle se dire. L’avait raison. Renvoi de compliment. Le parquet a craqué sous l’épais tapis bleuté recou­vrant les marches assez hautes qui viraient à la corde en angle raide et resserré.

Le palier m’a paru oppressant comme tous les paliers et les couloirs d’étage, dans les hôtels, m’ont toujours paru, avec tous ces inconnus qui se tiennent potentiellement der­rière leur porte à numéro, le cul sur le matelas et les cannes entrebaillées sous le cale­çon marinâtre ou le nez en l’air de­vant l’huis de la pende­rie, le ventre, bombant ou pas, sous le maillot de corps odieux. Comment ne pas les sentir hostiles à mon humanité, ces gens-là, le gros de la troupe, qui blâme­raient en moi mon existence — je veux dire le fait même que j’existe — s’ils en prenaient connaissance dans ses lignes générales comme dans ses infimes détails particuliers ? Non que j’aie à craindre matériellement quoi que ce soit d’eux. Je fais fi d’eux et de leurs moyens. N’ont pas besoin de m’es­pionner. C’est seulement la présence diffuse de leur âme qui parle contre moi sans me connaître, une force magnétique qui m’est immatériellement perceptible comme un champ contraire.

J’ai fait abstraction, lavé l’enfilade d’embrasures de toute énergie perturbatrice et regardé, sur la porte en bois, à hau­teur des yeux d’un homme de 1 mètre 85, le numéro 108, en chiffres saillants et dorés, qui me désignait temporaire­ment (en tant que contenu identifié par son contenant) en considérant qu’un quart d’heure seulement auparavant, je n’aurais jamais songé qu’interviendrait, à un instant T quel­conque de ma vie, une relation étroite, désignative, entre ce nombre-là et moi. J’ai décomposé 6*18 soit 6*6*3 soit 3*3*3*2*2 soit 33*22. Le produit du cube de trois par le carré de deux. Et alors ?

J’ai tourné la clé dans la serrure et… vous savez très bien ce qu’il y a dans une chambre d’hôtel de confort moyen : deux lits de une place dressés bord à bord, la tête contre l’un des murs latéraux, une armoire contre le mur la­téral opposé, une table, une feuille de consignes en quatre langues qu’on ne lit pas en entier, même dans sa propre langue, une porte qui donne sur un ca­binet de toilette avec wc, quand on a mis suffisamment le prix, une télévision quelque part en face des lits et un combiné de télé­phone sur l’un des petits meubles bas qui servent de table de chevet. Il n’y avait pas de Bible, évangéliste ou anabaptiste, allez sa­voir, comme dans certain hôtel de Boulogne-sur-mer, adossé à la dune.

Ah, j’oubliais la fenêtre. Le plus important. Le clou du spectacle. J’ai soigneusement déposé mon sac de voyage sur le sol moquetté et c’est vers elle que je me suis avancé en premier. J’ai tiré au cordon le pan unique du rideau blanc, manœuvré l’espagnolette d’une torsion sèche et écarté en grand les deux battants. La seule séquence de gestes vraiment néces­saire à faire pour prendre pleine “possession”, sensorielle­ment parlant s’entend, d’un lieu de quelques nuitées, celle qui s’imposait à ma vue, depuis plusieurs jours, au cours de chacun de mes actes, à chacune de mes séances de pensée au sujet de ma situation en ce bas monde, aux moments perdus à manger une boîte de conserve réchauffée à la plaque élec­trique et pendant que les autres m’entretenaient de leurs plans mirifiques et des implications considérables des impor­tantes affaires pipées qu’ils échafaudaient ou orchestraient sur la scène de la voyoucratie admise et aux­quelles ils me mêlaient et m’incorporaient en dépit de moi-même, la seule enfin qui ait pu me décider à craquer de la tune dans un billet de train pour Abbeville, “du fric foutu en l’air”, en rupture totale avec mes principes d’austérité financière volontariste et ma vie sur la défensive qui me valaient d’être qualifié de “mec le plus ra­din que j’ai jamais vu, que c’en est génétique chez toi.”

Le vent tiède et qui presse modérément la peau, l’odeur uniforme du sel, les bandes de sable luisant de la dernière marée, les longues traînes d’écume allant et venant, quelques moutons qui sautillent ça et là sur le vert, gris et froissé, et redisparaissent, le vert brunâtre, noirâtre des bancs d’algues étalés, crêpelés, humides ou desséchés. J’avais devant moi, devant l’horizon bouché de mon existence, une immensité, une perspective physiques qui me lavaient des espaces confi­nés, de l’absence de points de fuite salvateurs des rues, des tunnels et des couloirs de la capitale.

J’aurais pu m’affaler sur le lit le plus proche, la tête ra­battue vers le léger souffle du large, à attendre que des pen­sées plus valables se reforment petit-à-petit dans mon espace intérieur confus, malmené. Non, j’avais envie de me baigner tout de suite, pour approfondir le grand nettoyage.

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