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Cyrille Clément in novels

25 juin 2008

Eaux pales (premier chapitre)

Eaux pâles

autofiction

L’Ecclésiaste

9, 5

Oui, les vivants savent qu'ils mourront, mais les morts ne savent rien

Oui, ils n'ont pas de salaire. Leur souvenir est oublié.

Leur amour, aussi, leur haine, aussi ;

Leur ardeur, aussi, c'est déjà perdu !

Plus de part pour eux en pérennité dans tout ce qui se fait sous le soleil.


Avertissement

Cette histoire se déroule au début du mois de septembre 2002, à une époque pas si éloignée de la présente au cours de laquelle nous ignorions encore que l’été pouvait, sur toute l’Europe, durer six mois de l’année et plus. Le lecteur pardonnera donc certaines expressions, considérations ou préoccupations qui lui paraîtront désuètes, archaïques et pour tout dire dépassées. Mais tout, de nos jours, change si vite et la demande de nouveau au sens de léger, effleurant, superficiel, est si forte qu’on n’a pas le temps de mettre le point final à un texte longuement mûri qu’il appartient déjà à l’obsolescence du point de vue du public quand bien même, de celui de l’auteur, il a atteint au contraire la perfection.


I.

Le bitume noir impeccable, trop roulant, qui fend, sur une frêle écharpe de plaine côtière, une pinède bien plantée, de sa modeste trouée aveugle percée entre les fûts, à peu près droits et sveltes, habillés de ramures vert-brun, et leurs ré­seaux de noueuses racines qui étendent leurs bras raides pour s’agripper avec acharnement aux chétifs monticules d’un humus acide et pauvre. Les bandes de pointillés cligno­tants de la signalisation latérale et centrale qui encadrent de blanc, au-delà de la cour­bure du pare-brise pas mien, mais bien lavé, plusieurs kilomètres d’une ligne droite étale, à peine déviée, ici ou là, de droite et de gauche, par quelques timides inflexions du terrain. Le chant pulsant, cillant, ondu­lant des grillons, qui, lentement, palpitent en une seule vibra­tion collective, modulent dans le suraigu leur signal stridulant et colorent l’air du scintillement élégant, ténu, discret, invi­sible, de mille constellations de loupiotes sonores dissimulées sous les fourrés grillés et les herbes jaunies. Les senteurs tièdes, sèches, capiteuses et âpres qui remontent de la terre poudreuse jonchée d’épines brunies et de pommes de pin éclatées et suintent des é­corces gluantes de rési­ne fraîchement saignée, dans la chaleur glauque d’une journée qui finira en orage ou en quelque chose d’approchant.

Les troncs de ces essences maritimes, ru­gueux, cannelés, crénelés, craquelés d’entailles et de crevasses purpurines, qui se serrent en grappe ou se dispersent en mettant des dis­tances, chacun sur son petit lopin poussièreux, pour allonger, à la perpendiculaire de l’axe de l’asphalte à la granulation in­sensible sous les pneus, les taches d’ombres, floues, presque de leur propre taille, avec ce voile nébuleux, sans fraîcheur, de leurs frondaisons discontinues. La route, offerte à mes seules roues, qui déroule vers _le ponant son tapis lisse comme un boulevard, pour s’en aller enliser sa course en impasse dans un petit bout du monde perdu parmi les sables fluctuants. Vitres électriques baissées, petite vitesse, pe­tit régime du mo­teur. Pas de musique à l’autoradio. Pas de cli­matisation de l’air. Pas de toit à ouvrir. Pas de capote à ra­battre. Pas de passager à écouter. Pas de téléphone à décrocher pour me faire communiquer les dernières non-nouvelles du monde quitté. Pas de réponse à donner. Juste ma voix intérieure à faire parler. “Un choix est dé­libéré. Un choix se délibère.” Comme aurait dit mon stupide-bouquin-pastiche-canular-pamphlet-frelaté-jamais-publié. Quand on ne comprend pas, c’est souvent qu’il n’y a vraiment rien à comprendre.

Quelques chemins sablonneux qui filent, mous, épais, de part et d’autre du ruban de goudron à deux voies, bien solide et bien stable celui-là, dans les sous-bois, fournis à gauche, clairsemés, un peu pelés même à droite, le long de massifs de ronciers rampants ou de murets blanchis à la chaux, pour aboutir, je le suppose, dans quelque cul-de-sac sauvage de broussailles pu­gnaces, de buissons incultes, de graminées rebelles dont les rafales de vent balaient les longues toisons satinées au revers des marais bourbeux, trému­lants, garnis sur leurs bords comme en leur centre de colonies de joncs infectes, les pieds enracinés dans la fange, ignobles trous d’eau hostiles à mon espèce, tout juste bons à accueillir des flopées de volatiles migrateurs dans leur annuel pèlerinage déprimant. Tout un microcosme en résistance. L’inutile poésie des ornières.

Les bouquets de tamaris qui agitent leur éventail à voi­lette et flagellent la brise de leurs fines dentelles délicates. La grosse gaine, noire et souple, de câbles électriques basse tension qui courent, ventres pendants, de poteau de bois en poteau de bois au-dessus des bas-côtés depuis peu défrichés, en parallèle aux barrières en poutres grossières, façon ranch, enfin, domaine équestre, si vous préférez. Ça ne me faisait pas grand effet, tout cela.

Hachurées par les troncs, quelques échappées sur de l’ocre, tout une frange cou­leur chair, à droite, un plein champ de dunes sahéliennes, de courts mammelons touffus, faméliques, arides, inhospitaliers, qui se devine, zèbré de stries foncées verticales, sous la ramée, dans les interstices de vue claire que laisse entrevoir le couvert végétal. Derrière ce rideau d’arbres, l’espace qui s’ouvre en grand sur le bref sahara du littoral. Ça ne venait pas, le grand élan de joie. La solitude, le désert. Quelle perspective, en consolation. N’être plus qu’un bouquet de ces plantes revêches, chardons bleus et autres spécimens amateurs de disette, qui s’égrènent et s’accrochent, opiniâtres, de tous leurs piquants, aux contreforts qu’ils trouvent, à l’a­bri des vents dominants. Remontée de souvenirs auxquels je n’aspirais pas. De longues balades languissantes, à marcher au début de la seconde quinzaine d’août, en solo, dans la funeste splendeur des sen­tiers épargnés de monde, en arrière des plus belles plages d’Oléron ou de Quiberon lors des dernières années de ma jeunesse sans but, se parachevant dans l’hésitation, l’écœurement, le péril et l’ennui, à perdre mon temps des après-midi durant, sans appétit, sans tra­vailler à mes non-œuvres en gestation ni causer à quiconque pour me sentir au moins l’intelligence d’une rhétorique sans autre succès que d’estime. Comme si la vue vacancière d’un paysage, même le plus magnifique qui soit, avait ja­mais pu nous sauver de la vacuité, dans notre vie, de tout sens, de toute projection vers l’autre. C’était bien le seul souci, le défaut de motif, dont les aléas, la turbulence et le déchaînement incontrôlable des faits avaient guéri mon existence. Sans envie de me battre parce que sans raison de m’aimer moi-même que j’avais été, cela m’avait appris à offrir, moi aussi, espèce en danger, une résistance.

Soudain, dans un jet d’air aromatique, enveloppant, un effluve ambré, captivant, évocateur, de… de crème solaire et de… de seins nus… mais oui, je peux bien le dire, de seins nus chauffés au soleil, de chapeau de toile à fleurs et de pail­lasse dévidée sur le sable cuisant, qui flatte mes sens affaiblis et mon humeur de dents serrées de toute une richesse de réminiscences associées, plus tenaces, plus promptes à res­susciter. Question de désir. Sans doute. Je me suis cram­ponné au volant et mon pied a pilé. Ma semelle a lentement relâché la pédale de frein. Ma main a ramené la clé de contact. J’ai passé la tête par la portière. J’aurais bu ce par­fum. C’était déjà quelque chose. Une première mesure de ma défaillante capacité à répondre.

Fugacité du bonheur. C’est passé. Le silence subit de la mécanique, l’arrêt complet de son ronron égal. Tout un décor sonore a lente­ment émergé du néant. Je n’y croyais pas. Mes oreilles, passivement réveil­lées, en quelques se­condes se sont mises, malgré elles, à cher­cher, à scruter, à approximer, à discerner, à identifier, à reconnaître, à réapprendre. À entendre… C’était tellement loin. Là-bas. Un chuinte­ment monotone, sans localisation, étouffé d’abord, derrière le rideau de calme grillonnant de la forêt, qui s’accroit ensuite, se transforme, gagne en acuité, se développe, devient ce fond constant, ambiant, invariant, omniprésent, uniforme, qui semble venir de partout et assure définitivement, concrêtement, de l’im­minence de son apparition à Elle. J’ai violemment ressenti cette sensation inanalysable, électrisante, magique, surnaturelle qu’on entre dans son ère, dans sa sphère, dans sa proximité à elle, la mer, qu’elle nous enveloppe. Ça s’est fendillé [fissuré] en moi. De l’iode s’est engoufré/infiltré dans l’interstice jusqu’à mon cerveau ! Il aurait pu faire revenir tant de choses ! Non, non. Pas question de me laisser aller. J’avais pas envie d’en être heureux.

Un relent d’essence brûlée s’est ra­battu en tourbillon dans le cockpit, a tout noyé de sa bruta­lité délétère. Ça a tout re-brisé. En dedans. Même en cela, je n’y échappais pas. J’ai tout doucement remis les gaz, rembrayé cette satanée machine à tout brouiller et bousiller. Le carburateur a bouffé un peu plus d’oxygène que les autres ne respireraient pas. Les pistons ont péniblement ronflé. Je souillais un peu plus d’atmosphère. Même voyager, ce n’était pas m’innocenter. J’acceptais l’ordre des choses. J’acceptais l’implacable réalité. Terrible acquiescement de mes mœurs. Et j’ai roulé entre les pins. J’amenais ici un peu de mon bruit intérieur, de ma pollution urbaine. Ils s’y étaient bien accoutumés et complus, eux aussi, les riverains et leurs riveraines. Ça leur rapportait. N’être qu’un pion jeté à la face du monde et qui roule au hasard de ses propres circonstances sur l’échiquier des forces en présence. Être le sujet d’une aire d’opulence matérielle incontestée au milieu du chaos et en­trer, sans pouvoir rien y faire, dans le schéma, dans la stratégie globale, toute puissante, de son grand jeu, ça faisait pas de moi un type tellement avantagé, sur le plan du confort seulement matériel, mais ça me donnait quand même de petits droits subsidiaires de subalterne, à moi, modeste pièce sans valeur. Comme de sacrifier à la contingence d’un déplacement des plus personnels et inutiles à quiconque, en pure perte pour les autres, un peu d’une ressource commune à tous. Et à cet instant, j’usais de ce droit à ma guise. D’ailleurs, j’y pensais pas tant que ça. L’esprit au ras des faits, je me préoccupais d’abord de mon sort, me sentant empoissé en plein drame dans mon petit destin de rien du tout. Je m’étais à grand tort permis de me vivre moi-même comme un individu particu­lier, comme le héros d’importance d’une histoire primordiale.

Une piste mieux damée, qui partait sur la gauche, de son sable tassé, desser­vir quelques veinardes propriétés bien cachées, a, de ce côté, décisive­ment tracé l’orée du bois. Ça fleurait bon l’ambiance des petits raccourcis qui mènent droit à la baille. Un trans­formateur électrique, deux portails en bois pas repeint, un mur d’enceinte juché de tuiles plates, trois pavillons d’été plus loin et l’irréprochable chaussée rectiligne sur la­quelle je planais à trente à l’heure se transformait en une minuscule artère principale fen­dant par le milieu, d’est en ouest, un vil­lage fantôme. Deux trois nids de poule, quelques plaques de goudron noir et luisant qui fond, visqueux, accrochant, sous les pneus. Des guirlandes d’aubépines naines, d’une carnation pâle et fragile, frémissant sur les clôtures grillagées à la moindre bise qui passe. Des lianes de liseron vivace, aux séduisantes fleurs en coupelle roses et blanches, dressées comme des serpents qui relèvent la tête. Des feuilles de lierre verni prolifé­rant à l’assaut des parois claires. Des croisillons et des jardinières décorant des vérandas spacieuses sans plus personne pour déjeuner sous leur plafond ombré et y faire grincer des fauteuils en rotin autour d’une large table nappée de clair. Des cabanons silencieux et désuets lorgnant des remises à bateau cadenassées. De grosses marguerites rustiques couronnées de pétales grenats à flammèches jaune orangé, qui poussent en bor­dure, en vrac, la tête en avant, le long des murs de pierre rayonnant leur chaleur. Des herbacées pro­fuses, la mauvaise herbe, ne craignant pas d’être fauchées. La douceur de la belle saison qui n’en finit pas de s’estomper et de se désagrèger, tout en berçant les sens de l’illusion qu’elle pourrait encore repartir. Des jours qui crèvent lentement mais qui ne le laissent pas voir. Les trilles peu variées de quelques jeunes verdiers de l’année égrenés. Les fusées de quelques martinets qui traînent encore par là. Une miniature de chapelle au crépis immaculé pointant à ma droite comme une flèche son petit clo­cher d’ardoise à tra­vers la cîme de ses arbres. Mon coude gauche en appui sur le montant de la vitre. Humant l’aura de la mer. En atten­dant de voir. Pas l’ombre d’un véhicule dans le petit rec­tangle vigilant de mon rétrovi­seur complice. Ça va.

J’ai débarqué ici, dans cette station balnéaire de la côte picarde, comme j’aurais pu descendre à Châtelaillon-plage ou aller me perdre à Port-baille, dans l’enlisement de la province d’après les vacances. Je voulais juste une fe­nêtre de chambre qui s’ouvre sur le large, une vaste plage vidée de ses derniers estivants retournés depuis trois jours, quelques rues donnant droit sur le front de mer où le vent balaie dans les coins les petits tas de sable fin et où le rare passant pas rajeuni qui s’at­tarde, toujours en bermuda, renforce plus en­core, à lui tout seul, l’impression de solitude et de désertion du 1er sep­tembre, deux ou trois boutiques où l’on s’étonne de voir en vous un client, adulte, en petite chemise vu qu’on n’ap­provisionne plus les rayons sinistrés — et pour quoi faire. Des nuages sans contour, faussement indécis, faussement placides, qui flottent coude à coude sur fond de grisaille morne mais diaphane et brillante. Un soleil mollement voilé, en demie mesure, encore chaud au vi­sage et au torse, encore un peu en aplomb des toitures et des arbres — tout étant dans le “encore” — et qui garde de l’été en préfigurant l’automne. Des jours dont personne ne veut plus, parce qu’on en a trop eu, parce qu’ils ne sont plus assez bien. Des jours en marge, dans les franges. Des restes, des fins de série, dont on se contente, dont on est heureux, comme s’ils étaient ce qu’il y a de mieux au monde, le cœur même de la chose. Quelque chose de mêlé, d’indistinct. La sensation d’être inconnu, de n’avoir jamais été vu et de n’avoir jamais plus à l’être un jour dans ce même patelin. La levée de toute o­bligation d’avoir à incarner quelqu’un de bien précis, d’avoir à jouer les illustrations, par le ton et la manière, d’une catégorie sociale bien délimitée, d’une quel­conque professionnelle occupation qui se reconnaît à vue d’œil. Encore moins d’avoir à faire la dé­monstration qu’on campe sur un degré gratifiant de l’échelle des comparaisons et qu’on entend bien défendre, par les dehors et l’agressivité, la hauteur d’un statut qui se respecte et se fait envier par ceux qui n’ont nulle chance, depuis le début, d’y accéder.

Des maisons à volets bleus qui encerclent le bassin d’un port ou pas de maisons à volets bleus qui encerclent le bassin d’un port, le tintement des chaînes de treuils des chalutiers rouge et blanc à quai ou pas de tintement des chaînes de treuil des chalutiers rouge et blanc à quai, une criée animée aux aurores ou pas de criée animée aux aurores, des caisses de langoustines vivantes sur des traiteaux de bois ou pas de caisses de langoustines vivantes sur des traiteaux de bois, une longue jetée défiant les flots ou pas de longue jetée défiant les flots, un phare brillant sur les rochers le soir tombé ou pas de phare brillant sur les rochers le soir tombé, des voiliers éparpillés sur la baie ou pas de voiliers éparpillés sur la baie, des ali­gnements de bouchots noirs de moules plus ou moins noyés à la haute marée ou pas d’alignements de bou­chots noirs de moules plus ou moins noyés à la haute marée, je m’en foutais.

Entre les façades à enseigne fluo, balcons maçonnés et rideaux de fer baissés, des petits blocs d’immeubles de un étage, à toit plat, comme dans les westerns, sur la gauche, ou plus classiquement pentu et tuilé de rouge sur la droite, donnant de plain-pied sur la grand’­rue, j’ai en­trevu, droit devant, au pied du ciel gris bleu faussement statique, au travers du pare-brise presque pas teinté mais pollué du reflet de la carrosserie et un peu déformant du fait de sa courbure, un liséré vert marine intense qui s’est agrandi en plaque dépolie puis en une plane surface de couleur profonde. Infinie. Le plus bel instant. Je l’avais ou­blié. Depuis toutes ces années. Un appel. Les bâtisses jaunes, rouges à gauche, blanches, luisantes de demi soleil à droite, se sont écartées sur les côtés. Elles ont reculé dans mon dos. Au pas, j’ai viré d’une main à gauche, sans savoir, et garé la voiture pas mienne sur la promenade qui borde la plage. Macadam rose, filets de galets en petits pavés bien soignés, arbres à tronc filiforme et feuillage maigrelet, em­potés dans le cube de terre tassée de leur grand bac en ron­dins. Les places de parking ne man­quaient pas.

J’ai mis au point mort, lâché la gaine moussue du volant, relevé les vitres au bouton électrique, coupé le contact en me penchant en avant. Les cadrans et les voyants verts, jaunes et rouges, du tableau de bord sur fond de plastique noir odorant se sont éteints. Pas de regret. J’ai décroché et fait sauter la boucle de la ceinture de sécurité d’en travers de ma poitrine, qu’elle se rembo­bine d’elle-même. J’ai détaché, collée au dessous de mes cuisses, la toile écrue de mon pan­ta­lon, du cuir lisse, profond, mou­lant du siège conducteur, suis sorti de l’habitacle imperson­nel, enfin debout sur mes jambes. Des lustres que j’avais perdu cet usage. Je n’ai pas claqué la por­tière de métal laqué. Ne pas ajouter trop de bruit. Il s’ouvrait tant d’espace devant moi et l’endroit était immédiatement trop intime.

Le cri multiple, éraillé, spacieux des mouettes en bandes, qui montent et descendent dans les airs, cette sempiternelle dispute de la vie. Rien que lui d’abord. Un cri qui était là avant moi et qui serait là après. Rien à y faire. Juste à l’accepter. Et puis, comme une ligne de front continue de part en part de l’espace, le lent mugissement sourd, tout en évolutions, d’un rouleau qui se lève, s’amène, se déploie, s’avance, s’attaque à la pente de la grève, s’y brise, s’y écrase en une claque sèche et subite, s’écoule en nappe fluide, se replie en pétillant et laisse, dans sa traînée, un temps d’arrêt muet avant la reprise et le prochain assaut. Le tout un peu fondu par la dis­tance de la mer faiblement retirée. L’écoute qui ressuscite.

Quand j’étais enfant, j’avais droit à ce bonheur-là, les courses le dos tourné contre les premières vagues qui fouet­tent, le corps léger qui s’élève comme un fétu de paille em­porté par le vent, soulevé, les pieds décollant du fond sa­bleux, la tête passant sous l’eau au défer­lement de la crête qui submerge le temps d’une respiration retenue, les bras transperçant la paroi limpide et retom­bant en plongeon dans le creux des eaux, l’horizon scintillant sur les autres bourre­lets qui se plissent en préparation, l’ur­gence gueularde et gesticulante après la vague suivante, plus belle, plus haute, plus extrême, plus ultime, plus effroyable. Sans se lasser de tout l’après-midi de ce petit jeu inculte et épuisant, jusqu’à la petite douleur au creux de l’estomac qui fait renoncer pour ce jour, la mort dans l’âme, les pieds traînants, la serviette un peu râpeuse enroulée autour des épaules grelottantes alors que s’affine avec la bise l’odeur de pâte et de sucre chauds, à en crier d’envie, des baignets en anneau, souples et moel­leux, fourrés de conpote de pomme ou de confiture d’abri­cot, des kiosques à glaces et autres chouchous postés aux principaux accès des plages. Comme c’était bon de penser à autre chose. Une porte ouverte sur de l’air frais.

Je suis allé, un rien soulagé mais sur mes gardes, vers l’arrière de la voiture et j’ai soulevé le capot du coffre. Mon sac de voyage en cuir brun éreinté traînait au fond de la malle arrière. Je l’ai pris par la poignée, j’allais le soulever. La granulation de la peau tannée, contre le revers de mes doigts. La foutue promiscuité de cette sensation avec le syn­tagme nominal “sac en cuir”. Non. Ça allait recommencer à travailler. Il ne fallait surtout pas que cela me refasse penser à… non, pas à ça, pitié. Non ! Une violente douleur a sabré ma tête. J’ai bloqué net l’image, un peu comme j’ai pu, la poignée encore dans ma paume refermée, le pouce palpant machinalement.

Ce n’était pas crainte de souffrir qui me faisait esquiver cette pensée. Souffrir, je le pouvais, je le cherchais et je le devais. Mon rôle dans l’existence. Mais, il y a souffrir utile­ment et souffrir pour rien et, à tout prendre, il fallait par tout moyen éviter de repartir dans certain processus de mots, d’images et de tensions, savoir sortir à temps de l’autoroute circulaire de l’obsession avant d’entamer une seconde boucle qui en entraînerait une troisième et un millier d’autres à sa suite.

J’ai serré la poignée fermement dans une main, tiré le sac à moi, claqué le capot sur ses joints et clos, d’un coup de porte-clé magique, l’engin de location auquel je n’allais plus retoucher avant de repartir de ce lieu et qui devenait, pour quelques jours, une épave toute neuve échouée sans dom­mage sur les parages opalins d’un havre de paix inespéré. On a vu des écueils plus terribles, me suis-je dit. Et dans des contrées selon toutes apparences plus familières.

J’aime pas, de ma­nière générale, que les objets parlent de moi. Mais alors, ce genre d’objet-là, les tires s’entend, qui ont une fonction extérieure d’emblème de la personne au volant, au travers de ses choix de consommations, vu le prix qu’on y met, surtout pas. Et dans ce cas, c’est le plus complet ano­nymat. Qui aurait pensé à me voir passer ? Un modèle sans relief, sans clinquant, sans fard. Juste assez récent pour ne pas attirer l’attention. Plaque d’immatriculation de la Somme. Payée en liquide. Caution aussi en liquide. Pas mal. Mais jus­tement, toutes ces précautions, toutes ces demies minuties, parlent encore trop bien de moi. “Ce type qui n’­voulait pas êt’reconnu. J’m’en suis douté. C’tait pas possible. L’avait un truc d’derrière la tête, c’ui-là. Beu-bi-be-be.” En plus, j’ai quand même dû présenter mon permis et j’vois pas comment, d’ce côté-là, j’aurais pu r’filer une fausse pièce d’identité au loueur de bagnoles avec sa voix gouailleuse et grasse d’ex mauvais garçon qui s’con­tient, àcaus’ la ch’mise blanche et l’nœud d’la cravate grise su’ l’col. J’allais pas m’mettre à imiter l’aut’. Suis pas un pro d’ces situations-là. Pas un truand en cavale, un champion d’l’infraction non constatée.

J’ai traversé la rue lentement, en diagonale, sans regar­der à la circulation. Il n’y avait personne pour m’faire bouler sous son radiateur surchauffé. Pas encore le moment d’y passer. J’ai aperçu sur ma gauche, vers le nord, une devan­ture de maison de la presse-bazar de plage avec ses présen­toires de cartes postales déplumés, ses petites piles de jour­naux frais du matin, ses tee-shirts à imprimé devenus rares, ses dernières planches de polystyrène expansé pour le surf ventral, ses épuisettes à filet vert ran­gées par série de tailles de manche en roseau, ses jolis bateaux en bou­dins gonflables dressés à la verticale, ses masques de plongée à gros caout­chouc noir, ses palmes jaunes ou bleues, ses tubas coudés, ses petites ba­guettes blanches dont je n’ai jamais su le nom, peut-être des moulinets, au bout desquelles tournent au vent de petites hé­lices, comme des ailes de moulin, en papier d’a­luminium brillant rouge, vert ou bleu, ses seaux, ses pelles, ses râteaux, ses bouées, ses chaises pliantes, ses gros ballons de plage tri­colores en plastique mou et lisse et tous ces autres articles indispensables qui, dans leur désordre magistralement agencé de bas en haut et d’avant en arrière, en tableau bi­garré, font le charme, sur les gamins, avant même le seuil, de ces com­merces de détail qu’ils n’ont la joie de visiter qu’aux jours fantastiques de leurs vacances aux abords de la féérie de la mer.

Une entrée d’immeuble plus loin, derrière les paravents de bois vert, les chaises blanches et les tables rondes d’une terrasse de café-bar presque dépeuplée et, sous la marquise abaissée, le congélateur à esquimos rehaussé sur ses deux flancs et sur son ventre d’une dynamique icône de cornets alléchant de gaufrette craquante et de paillettes de noisette pil­lée, que surtitre, ressortant sur un fond bleu horizon, un nom à consonance italienne stylisé en relief, en mouvement et en couleurs festives. Le grand type longiligne accoté à sa caisse, le crâne enfoncé sous la cloche de son bob bicolore, les bords rabattus sur les oreilles, avait quand même foutre­ment le temps, je crois, de s’en griller une petite, à pleins poumons, ça d’vait êt’ bon, et cette débandade de l’avant-veille avait laissé à tout ça une sournoise atmosphère de ba­raques foraines que, la fête passée, on allait, dans une heure ou deux, pas tarder à démonter jusqu’à l’année prochaine.

Sur le fond rafraîchissant de l’air marin s’est gentiment surajouté le ton chaud, même dilué, d’un vieux graillon éloigné, perdu dans les dunes, appétissant d’huile frétillante et bouillonnante de friture. J’ai regardé ma montre. Il était quatorze heures. Donc midi à l’horloge du soleil qui tapait un peu de biais, doux et tiède, sur ma nuque dégagée du col lâche de ma chemise rose de vis­cose flasque à pli dans le dos, vite fripée. Midi so­laire ou deux heures administratives, j’a­vais déjà le droit d’aller m’installer dans ma chambre réservée par téléphone depuis une cabine publique. Sur les façades crépies de blanc crémeux des hôtels et des apparte­ments à louer, les rebords des balcons et les pourtours des fenêtres se soulignaient de pâles décalques d’ombre inclinés vers la gauche. Un ciel lai­teux pour barbouiller l’arrière-plan et, au-dessus de tout cela, une ambiance de pa­radis aban­donné, déshérité. Le contraire d’une ville de banlieue aux premiers jours d’août.

Je suis passé entre deux rangées de corolles roses, rouges ou blanches de géranium se dressant, éclatantes sur le feuil­lage vert tendre, au sommet de leur tiges qui dodelinaient, velues, dans leurs pots allongés, couleur de terre cuite sans en être. J’ai tiré la poignée en aluminium d’une porte vitrée qui s’est refermée toute seule derrière moi avec ses différents logos auto-col­lants de sociétés de moyens de paiement civili­sés que j’allais pas utiliser. Et j’ai de suite retrouvé ce ridicule des lieux propre aux hôtels de tourisme moyen de gamme, pour bourses moyennes et gens moyens et qui fait sans doute que l’on y re­vient. Cette odeur… comment dirais-je ? cette odeur oui, d’étroitesse ? c’est cela, d’étroitesse, ce subtil mélange de tout un échantillon d’ingrédients qui au fi­nal donne ce résul­tat aussi composé qu’un thé de noël. Le soi-disant petit salon à gauche du corridor avec un ou deux vieux habi­tués, gris et rosâtres, enlunettés et ensommeillés dans leur chemisette à carreaux et manches courtes, assis, le ventre gonflé au whisky ou rétamé par la continence, dans leurs sofas à peau plissée, les coudes remontés sur le dossier ou les mains po­sées sur le rebord des genoux, c’est selon, et qui attendent de pouvoir se dire par-dessus la table basse, avec toute la mé­fiance lasse et épieuse convenant à ravir avec la circons­tance : “tiens, un nouveau. — Oui… il a l’air bien jeune, ce­lui-là.”

Vers la droite, au bout, ou au fond, de la pièce, sous une fenêtre enclavée donnant sur l’arrière cour et son fouillis exotique, j’ai reconnu ce qui avait une tête de réception, ca­sier, cahier de registre, dépliants touristiques colorés sur le présentoir blanc, plante verte périmée, cendrier en verre garni de filtres ayant servi. Elle n’attendait pas grand monde, la blonde à seins forts, pointus, haut placés sous l’arc double d’un gros collier nacré, en robe noire en­core légère, vus son âge et la saison finissante, der­rière son comptoir de bois vernissé et ses fort concaves lunettes de myope. Elle m’a re­gardé d’un air quand même incrédule, les bas-joues sans sourire, comme si ceux qui réservaient la veille au soir pour venir ici, au mois de septembre, en pleine semaine, à l’heure de la rentrée des classes, ne le faisaient pas vraiment avec une réelle in­tention de venir. Une simple farce télépho­nique, veux-je dire. En plus, un homme encore jeune et seul, même pas un re­traité, allez savoir s’il ne traînait pas avec ça, dans un passé récent, un passé louche.

Tout est dans la manière de lever le nez de la feuille du registre et de jeter sur le quidam le pre­mier regard, trouble, voilé, comme inquiet, déjà, de je ne sais quelle menace, comme s’il fallait vérifier au plus vite auprès des services de police que le dénommé nouveau client ne trimbalait pas avec soi un casier trop lourd pour être supporté. Peut-être qu’on n’en aurait même pas le temps, avant d’apprendre qui c’était. Qui sait ? Le plus contrariant, c’est qu’elle n’était pas si loin de la vé­rité, cette bonne femme. Sauf que, justement, si elle avait fait chercher, elle n’aurait rien fait trouver.

Je me suis efforcé de saluer révérencieusement cette au­torité, sachant très bien que le ton trop poli de ma voix trop mielleuse, trop flûtée, a tendance à amplifier et à exhausser chez cette es­pèce de personnes la suspicion qu’elles éprouvent très naturellement à mon contact. Mais mon timbre avait un tout autre accent, bien plus tendu, bien plus bas, bien plus fatigué, bien plus mûr, bien plus endurci par la vie, que je n’aurais voulu le laisser savoir. Mon ton des si­tuations compromises, des jours où même le désespoir ne peut plus me rendre drôle. J’arrivais pas à m’en défaire. Pas fa­cile à dissiper, l’ef­fet de la peur qui me tenait, la peau du front raide et ridée de souci. J’avais envie de tout dire en Anglais, de me donner cette distance, histoire de dérouter un peu plus, quitte à confirmer à la fin du dialogue ma nationa­lité, en réalité, la même que celle de mon interlocutrice. Ce n’est même pas mon sens du ridicule qui m’a dissuadé. L’économie de moyens bride souvent, sans proférer un mot, les impulsions les plus spontanées, en fait les plus anciennement ancrées dans une personnalité aussi gamine que la mienne, simplement parce qu’elles tendent à la trop dispendieuse fantaisie.

J’ai entendu une grosse voix un peu fêlée gronder avant de sortir de la tonnante cavité encombrée de ce thorax. Ce n’était évidemment pas celle, un cheveu maladroite — elle était encore verte — que j’avais eue au bout du fil. L’étrange constat m’est venu à l’esprit que c’était vers moi que cette puissante source sonore émettait ses grosses syl­labes suaves d’être à la fois rocailleuses et lézardées qui produisaient une sensualité dominatrice, qui en impose, difficile à négliger — songez à tout le plaisir qui était passé quotidiennement dans un sens et dans l’autre par ces bronches pendant tant d’années incontestées, quel instrument de jouissance incomparable ! — que c’était à moi qu’elle parlait ainsi, qu’elle répondait, qu’elle posait des ques­tions de façon en l’occurrence pas très amène, qu’en fait, c’était moi qui avait déclenché le phéno­mène acoustico-linguistique particulier de cette voix-là à moi adressée. Je me suis adapté à cette bizarre réalité qui ne devait pas l’être tant que ça. Aux abois, je m’imagine tant de choses. Je le savais.

Non loin du dossier de la chaise sur laquelle trônait la pa­tronne luisait, dans un étrange renfoncement du mur, le lai­ton fané d’une poignée branlante. Derrière la porte qui semblait ne pas être à voir et qui devait s’ouvrir sur la cui­sine ou quelqu’autre partie privative réservée aux tenanciers, se tenait sans doute quelque grande jeune fille claire à gros membres, les vingt ans à che­veux lisses plaqués, assez gauche et pataude dans ses gestes et ses attitudes, les traits du visage un peu flous, mais jolie quand même, en train de regarder, assise, à demie debout, contre un rebord de table, quelque feuilleton feuille­tonnant sur une petite télé à antenne portative, posée de travers sur un coin de meuble incom­mode, le son baissé, qu’on ne l’entende pas de la réception. À moins que ses doigts n’aient été occupés à écosser des haricots verts frais en tas sur une nappe cirée à carreaux marrons, pendant que son âme divaguait, rêvassant à la soirée du sa­medi précédent et à celle du suivant, en combinant un peu des deux. Peut-être bien qu’elle s’offrait d’ailleurs le luxe de faire les trois choses à la fois. En attendant d’éplu­cher des carottes, de trancher des aubergines, de couper des patates ou de laver des poireaux. L’âme est souvent si compliquée.

— Profession ?

— …

J’ai hésité, oui, bien trop longtemps, je sais, un détail non pré­paré. Même pas envisagé. Une vraie négligence. Et le silence qui se creuse autour de mes oreilles et fait ressortir les rumeurs qui surgissent de partout alentour. Pas vraiment hésité, en fait. Étais dans une autre pièce. Pensais à l’hypothèse de la JF, ébloui par la luxuriance des ressources mentales de l’humanité, écoutant les plans sonores s’organiser. La paix dont j’avais besoin. Me suis inopinément mis à songer qu’elle faisait peut-être le ménage dans les chambres. Sale idée que j’avais eue là. Hein ? Traducteur ?

— Euh, journaliste.

Un automatisme pas assez entraîné. Comme une volée immanquable, que cet empoté d’attaquant vendange du bout du pied, seul, démarqué aux six mêtres, devant la cage, et qui fuse loin au-dessus de la barre transversale pour atterrir dans les tribunes, malgré un centre parfaitement milimétré et le portier pétrifié sur sa ligne. Pas un mot de commentaire. Sûr, les épisodes de ma destinée ne lèvent pas les foules. La femme en face a ostensiblement refusé de broncher. Ne daignait pas me faire cette civilité. Et pourquoi l’aurait-elle concédée à cet inconnu ? C’était humiliant. J’étais séché. Je n’avais pas envie de me sentir confondu sous l’effet de quelque grimace sociale provenant d’une personne qui n’en savait pas autant que moi sur la vie, malgré le temps qu’elle y avait passé en plus. Accès de vanité. Je me suis cru gonflé de l’importance de mon savoir. Trait de maturité ? Bof. J’ai haussé les épaules, je veux dire de l’intérieur. La souffrance nous apprend à devenir insensible à ses degrés inférieurs.

— Excusez-moi. La fatigue…

Et ce besoin de se justifier qui aggrave. Non, je m’efforçais seulement de me glisser très médiocrement, soit, dans le rôle de l’adulte, de ce personnage sans reproche qui inspire l’impression qu’il est un adulte, au-dessus du chaos des choses, parce qu’il sait et peut produire et reproduire à l’envi la forme, celle d’une formule idoine qu’il ne fait que tirer d’une liste délimitée et balisée pour se persuader, en ré-assurant les autres, qu’on apprécie de l’entendre parler, qu’on apprécie en général sa présence et que seul quelque accident complètement étranger à sa condition avait pu passagèrement inconforter (ne pas laisser voir qu’on est responsable de son propre malheur est la première règle de savoir-vivre). Et ça tombait à plat. Elle ne remarquait rien. Ça me faisait ressembler plutôt à un type au bout du rouleau. Ce qui n’était pas faux. Un bout de temps que je n’avais pas voyagé. Hors de la région pari­sienne. J’étais déshabitué des situations extérieures à mon ordinaire. Paris-banlieue, Banlieue-Paris. Aller. Retour. Quelques années. Plusieurs. Je sais plus combien. Et la solitude du soir en plus. Ça lessive. La nouveauté, le fortuit, l’indésirable ne venaient plus que du plus rapproché immédiat, et à une vitesse folle.

En prononçant une phrase, j’avais voulu me donner de cette importance de l’homme mûr pour faciliter mon assimilation par mon vis-à-vis et je n’en avais aucune. C’était de la fausse monnaie et la bougresse ne se laissait pas prendre à une contre-façon si vilaine. Un mo­ment s’est écoulé, sans rien dire. De mon point de vue, lancinant. Je pouvais plus penser à…

Le stylo crayonnait. Putain, quel procès.

— Il fait beau, hein, aujourd’hui. Pour un 2 septembre ! Une belle ar­rière saison en perspective !

À quel vieux con j’essayais décidément de jouer dans mon visage en­core si jeune ? Je ne le sais pas moi-même. Sans doute n’était-ce qu’une simple gradation supplémentaire dans l’horrible jeu de scène dans lequel j’avais commencé de m’enferrer.

— Oui, vous occuperez la chambre 108 au premier étage, elle donne sur la promenade, avec vue sur la mer, comme vous l’avez demandé.

— Merci beaucoup, Madame.

Elle avait su si bien couper court. Le frisson que je figeai net avant qu’il ne descende par le cou aurait pu être de l’admiration, de l’envie. J’étais transi. J’aurais bien aimé détendre le climat relationnel qui m’entou­rait avec ce ton de bon élève. Sa bouche obtuse n’a pas relevé la nuance de flatterie. Devait pas être une mère facile pour la JF.

— Voici la clé. Donc, vous montez avec l’ascenseur et en sortant de l’ascenseur, vous prenez le couloir à votre droite. Là, c’est la deuxième porte sur votre gauche.

— Deuxième porte sur ma gauche…

Une femme si sûre.

— … très bien, Madame, merci encore, Madame.

Encore une couche.

— À votre service.

Quelle sècheresse.

— Bon après-midi à vous.

— À vous de même.

Trop de salamaleks pour être honnête. À moins que cela aît anesthésié sa perspicacité. M’en foutais, après tout. Ne pas voir dans le moindre acteur économique l’agent qui nous livrera par traîtrise. Dans leur grande majorité, ces gens peu accorts envers nous sont au grand maximum des éléments neutres dans notre histoire personnelle.

J’ai ramassé mon sac de voyage à main gauche et, la clé se balançant dans mon autre main, j’ai regardé la cabine de l’ascenseur et pris à sa droite l’escalier qui en faisait le tour jusqu’au premier et unique étage de ce bâtiment bas, sachant que la dame, dans mon dos, faisait très bien celle qui se dés­intéressait de son étrange client du jour dès son départ pour l’étage. Fallait quand même en être un, de bizarre, devait-elle se dire. L’avait raison. Renvoi de compliment. Le parquet a craqué sous l’épais tapis bleuté recou­vrant les marches assez hautes qui viraient à la corde en angle raide et resserré.

Le palier m’a paru oppressant comme tous les paliers et les couloirs d’étage, dans les hôtels, m’ont toujours paru, avec tous ces inconnus qui se tiennent potentiellement der­rière leur porte à numéro, le cul sur le matelas et les cannes entrebaillées sous le cale­çon marinâtre ou le nez en l’air de­vant l’huis de la pende­rie, le ventre, bombant ou pas, sous le maillot de corps odieux. Comment ne pas les sentir hostiles à mon humanité, ces gens-là, le gros de la troupe, qui blâme­raient en moi mon existence — je veux dire le fait même que j’existe — s’ils en prenaient connaissance dans ses lignes générales comme dans ses infimes détails particuliers ? Non que j’aie à craindre matériellement quoi que ce soit d’eux. Je fais fi d’eux et de leurs moyens. N’ont pas besoin de m’es­pionner. C’est seulement la présence diffuse de leur âme qui parle contre moi sans me connaître, une force magnétique qui m’est immatériellement perceptible comme un champ contraire.

J’ai fait abstraction, lavé l’enfilade d’embrasures de toute énergie perturbatrice et regardé, sur la porte en bois, à hau­teur des yeux d’un homme de 1 mètre 85, le numéro 108, en chiffres saillants et dorés, qui me désignait temporaire­ment (en tant que contenu identifié par son contenant) en considérant qu’un quart d’heure seulement auparavant, je n’aurais jamais songé qu’interviendrait, à un instant T quel­conque de ma vie, une relation étroite, désignative, entre ce nombre-là et moi. J’ai décomposé 6*18 soit 6*6*3 soit 3*3*3*2*2 soit 33*22. Le produit du cube de trois par le carré de deux. Et alors ?

J’ai tourné la clé dans la serrure et… vous savez très bien ce qu’il y a dans une chambre d’hôtel de confort moyen : deux lits de une place dressés bord à bord, la tête contre l’un des murs latéraux, une armoire contre le mur la­téral opposé, une table, une feuille de consignes en quatre langues qu’on ne lit pas en entier, même dans sa propre langue, une porte qui donne sur un ca­binet de toilette avec wc, quand on a mis suffisamment le prix, une télévision quelque part en face des lits et un combiné de télé­phone sur l’un des petits meubles bas qui servent de table de chevet. Il n’y avait pas de Bible, évangéliste ou anabaptiste, allez sa­voir, comme dans certain hôtel de Boulogne-sur-mer, adossé à la dune.

Ah, j’oubliais la fenêtre. Le plus important. Le clou du spectacle. J’ai soigneusement déposé mon sac de voyage sur le sol moquetté et c’est vers elle que je me suis avancé en premier. J’ai tiré au cordon le pan unique du rideau blanc, manœuvré l’espagnolette d’une torsion sèche et écarté en grand les deux battants. La seule séquence de gestes vraiment néces­saire à faire pour prendre pleine “possession”, sensorielle­ment parlant s’entend, d’un lieu de quelques nuitées, celle qui s’imposait à ma vue, depuis plusieurs jours, au cours de chacun de mes actes, à chacune de mes séances de pensée au sujet de ma situation en ce bas monde, aux moments perdus à manger une boîte de conserve réchauffée à la plaque élec­trique et pendant que les autres m’entretenaient de leurs plans mirifiques et des implications considérables des impor­tantes affaires pipées qu’ils échafaudaient ou orchestraient sur la scène de la voyoucratie admise et aux­quelles ils me mêlaient et m’incorporaient en dépit de moi-même, la seule enfin qui ait pu me décider à craquer de la tune dans un billet de train pour Abbeville, “du fric foutu en l’air”, en rupture totale avec mes principes d’austérité financière volontariste et ma vie sur la défensive qui me valaient d’être qualifié de “mec le plus ra­din que j’ai jamais vu, que c’en est génétique chez toi.”

Le vent tiède et qui presse modérément la peau, l’odeur uniforme du sel, les bandes de sable luisant de la dernière marée, les longues traînes d’écume allant et venant, quelques moutons qui sautillent ça et là sur le vert, gris et froissé, et redisparaissent, le vert brunâtre, noirâtre des bancs d’algues étalés, crêpelés, humides ou desséchés. J’avais devant moi, devant l’horizon bouché de mon existence, une immensité, une perspective physiques qui me lavaient des espaces confi­nés, de l’absence de points de fuite salvateurs des rues, des tunnels et des couloirs de la capitale.

J’aurais pu m’affaler sur le lit le plus proche, la tête ra­battue vers le léger souffle du large, à attendre que des pen­sées plus valables se reforment petit-à-petit dans mon espace intérieur confus, malmené. Non, j’avais envie de me baigner tout de suite, pour approfondir le grand nettoyage.

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9 mai 2008

danses de la Nudité (extrait du début)

Danses de la Nudité

roman



Note de l’auteur

Dans le texte qui va suivre, vous allez découvrir une histoire que j’aurais pu taire et garder pour ma consommation person­nelle, pour la seule jouissance de ma mémoire. Mais à aucun moment je n’ai souhaité qu’il en soit ainsi. J’ai préféré me don­ner beaucoup de peine, et de joie aussi, il faut le dire, pour ache­ver les deux suites de ce roman.

Roman ? Certes, “la matière est romanesque par excel­lence”, ainsi que le disent les préfaces écrites par des experts en écriture. Mais s’il y a un art auquel j’ai dû beaucoup pour parvenir à com­poser ces pages, c’est plutôt à la musique. Et le titre comme le “programme” en sont la preuve qui contiennent de nombreuses références à d’appréciables parti­tions.

Aussi ai-je opté, plutôt que pour le terme de partie, pour celui de suite. Je me préoccupe peu de snobisme ni même de renouvel­lement des genres littéraires, et encore moins de mélanges cultu­rels. Non, si j’ai souhaité saluer des composi­teurs dont la mu­sique m’a inspiré, j’ai surtout tenté de servir pour le mieux le caractère musical de cette histoire, car la musique de ceux aux­quels je renvoie les connaisseurs, est l’une des meilleures traduc­tions du langage des tensions in­térieures, défi auquel je me suis moi-même attelé. Et pour accomplir ce que je voulais faire, rares furent les écrivains, comparés aux compositeurs, dont les œuvres m’apportè­rent l’aide fraternelle de leur modèle.



Programme
Danses de la Nudité
Ballet en deux suites

Suite Lyrique............................................................. *427 pp.

I Premiers Pas et Premier Arrachement                       176 pp.

II Ballade Concordante et Emmêlement                     *134 pp.

III Accélération et Second Arrachement                    *117 pp.

Suite Dramatique...................................................... *222 pp.

IV Grande Mêlée et Ralentissement                           *150 pp.

V Ballade Discordante et Embrouillement                    *27 pp.

VI Précipitation et Troisième Arrachement                  *45 pp.

Postlude........................................................................... 13 pp.

* estimations


Suite Lyrique



I
PREMIERS PAS
ET PREMIER ARRACHEMENT

Les portes de l’ascenseur s’écartent devant moi. Je regarde, sous les tresses de cuir brun parisien de mes chaussures, les trois marches, hautes et étroites, qui descendent jusqu’au sol moquetté du hall d’accueil. Je ne veux pas les rater. À ma gauche, la vue sur la rue, le canal et le pont est troublée par une épaisse couche de buée qui recouvre les carreaux de la grande fenêtre qui s’ouvre en ogive sur le décor de Nyhavn. La condensation étale son voile de flou et son frisson de froid sur la transparence du verre. L’image nette de l’extérieur n’apparait que par franges, dans les marges de la large forme aux contours sinueux et embrouillés, en intermittence dans les interstices de clarté laissés entre les lobes généreux de la patate de vapeur et les bords blanchis des vitres. La grisaille parfaitement unie du plafond nuageux diffuse à travers cette opacité et se reflète jusqu’à mi hauteur sur la blancheur crue du mur à ma droite. Je devine et aperçois par fragments les mâts qui pointent, les cordages tendus et les voiles enroulées sous de grosses toiles cirées des beaux navires en bois qui mouillent à quai. La rangée de vieux immeubles qui dressent, de l’autre côté du canal, un mur de trois ou quatre étages bien alignés, nous renvoie, en un arrière plan de couleurs nuancées, le ton dominant ocre-rouge de leurs façades de teintes pourtant toutes différentes, avec leurs hautes fenêtres à montants pour la plupart peints de blanc et leurs toits pointus ou mansardés de tuiles rouges, d’ardoises ou de zinc.

Devant la haute fenêtre, une femme âgée avec des lunettes, en pantalon mou, col roulé et gilet de laine sombres, simplement confortables, est assise en milieu de siège, sur l’un des deux longs fauteuils à coussins verts qui se font vis-à-vis de part et d’autre de la petite table basse à cendrier. Elle tient entre ses doigts, prudemment, les bords d’un gobelet de plastique beige aux deux tiers plein qu’elle porte avec précaution jusqu’à sa bouche. Sa lèvre supérieure trempe un instant dans la mousse, fait trembler la surface du liquide et recule. A son aise, le dos sans appui et les genoux pliés et relevés en pointe, cette dame qui a tout son temps et se sent chez elle semble se plaire à passer ici sa matinée, dans ses pensées. Dans la chaleur excessive de radiateur, la forte odeur de café fraîchement servi et le silence inviolable, “on se croirait vraiment dans un port en Irlande,” j’avance vers le comptoir de la réception.

Le coffre de ma poitrine osseuse vient buter doucement à hauteur du sternum contre le meuble en bois clair. Devant moi, les cheveux bruns, presque noirs, abondamment fournis, même coupés, de la patronne de l’hôtel, ses gros membres un peu tassés sur son plan de travail derrière le comptoir, son visage fermé, sa peau pâle, décolorée, son gilet vert crème et son livre de registre sur lequel elle se penche pour écrire au stylo à bille, ne bougent pas d’un pouce.

— Good morning, Mrs.

— Go’ mor’en[1].

Elle ne relève même pas la tête.

— Room twenty-seven.

— Ja.

— I give you the key.

— Ok. Tak.

Pas un regard sur moi, juste sa main qui attrape le porte-clé sur le plateau. Je n’ajoute pas un mot. Nous n’allons pas nous offusquer pour si peu. Elle a l’air tellement coincée, cette femme, dans le réduit qu’elle s’est installée dans l’angle entre le mur extérieur et le panneau de cloison vitrée qui sépare cette pièce d’entresol de l’escalier qui descend en ligne droite vers la porte de sortie. Je continue mon chemin, vire en coude dans l’escalier, fais attention de bien poser la pointe de mes souliers sur l’arête métallique des marches. La porte vitrée à six carreaux carrés, peinte en vert foncé, laisse voir un bout de trottoir dans l’ombre sous l’échaffaudage bâché qui l’enjambe. Pas du tout Français, ce décor. Je laisse retomber le battant derrière moi, m’avance vers la gauche de quelques pas, me mets à découvert des poutrelles et des tubes métalliques. Le vent de mer sur mes joues. L’air saturé d’humidité après la pluie continue d’hier. Les cris à deux tons de quelques mouettes planent par grappes, en échos dilués, entre les maisons de commerçants en brique et les bâtiments officiels en pierre qui se font face à distance, de part et d’autre du canal. Je passe la courroie de mon porte-documents noir sur mon épaule, sangle la ceinture de mon imper gris-beige à doublure, resserre le nœud de ma cravate à motif de fils, de stries et de bandes entrecroisés vermeil-anthracite-bordeau sur le bouton de col de ma chemise grise, reprends ma marche.

Les gros pavés du bord du quai au-delà de la ruelle à sens unique sans circulation, l’huile vert-de-gris du canal sous le ciel bas, les belles planches noires ou laquées des coques et des cabines. Les trottoirs au ras de la chaussée. Le mur de brique à ma gauche, l’aspect du macadam sous mes pieds ; plus loin, au bout du quai, les consoles de téléphones publics alignées l’une contre l’autre, en grappe de quatre, à l’air libre, sans cabine de verre. Sentiment irrésistible et inutile d’une parenté de ce décor avec le souvenir d’un autre décor. Lequel ? “Si, je sais : les abords de la gare routière de Cork City, près des arcades ogivales en briques des vitrines du grand magasin Dulles, entre les deux principaux ponts sur la rivière, par un de ses jours pluvieux. Pourtant, j’y ai mis les pieds en mai et juin, jamais à cette époque de l’année. On pourrait se dire que je prends des vacances en plein mois de novembre. Ce n’est vraiment pas le cas. Je vais tater un peu le terrain, essayer d’abord d’obtenir quelques informations générales sur le Théâtre Royal avant de découvrir mon jeu.”

“Où vivrai-je dans cette ville si je suis engagé ? Dans quel quartier ? À quoi ressemblera mon appartement ? Et le bureau que j’occuperai au Théâtre ? Comment ferai-je pour connaître rapidement toutes les personnes du service, la troupe de danseuses et de danseurs, les chorégraphes, les décorateurs, les individualités ? Il me faudra aussi être reconnu dans mon rôle. Et comment ferai-je pour assimiler en un éclair toute la tradition du Ballet, ses méthodes de travail, son répertoire ? Comment ferai-je pour intégrer toutes ces informations en à peine quelques semaines ? Pour m’adapter ? Et pour produire des résultats en si peu de temps aussi ? Moi qui lit si lentement, qui n’ai pas l’habitude des gens en grand nombre, des grandes institutions, des grosses machineries. Bon, ne surtout pas se décourager avant de commencer. Mettons un pas devant l’autre et on verra bien.”

Le trottoir circulaire de Kongens Nytorv[2]. Face à moi,  les trois étages couverts de fenêtres des immeubles en pierre du XIXè siècle marchand. Larges et massifs sous leur haut toit d’ardoise truffés de mansardes et, pour le plus imposant à gauche, couronné d’un bulbe à clochetons, ils bouchent l’horizon uniformément terne comme les falaises à échelle réduite d’un cirque de montagne miniature. Je longe les grilles noires du palais néo-classique de Charlottenborg qui dressent leurs piques dorées à ma gauche, traverse une rue inanimée qu’enjambe à une trentaine de mètres de moi la masse raide d’une tour avec de hautes fenêtres crasseuses, campée en passerelle, comme une annexe occupée, entre l’arrière de la coupole du Théâtre Royal et un autre bâtiment. Deux hommes en bronze, bien assis sur leur fauteuil, trônent de haut sur leur socle, le regard dégagé, de part et d’autre des trois portes vitrées de l’entrée principale du Théâtre. De fines colonnes redoublées, en marbre, soutiennent les trois arcades qui coiffent le balcon du premier étage. Au-dessus, la coupole en zinc, verdie par la pluie des siècles, se pose sur l’édifice comme un gros gâteau à la crème en forme de cloche recouvert d’un nappage glacé à la pistache.

Je monte trois marches, m’arrête au pied des hautes portes, jette un coup d’œil à la feuille blanche affichée dans un placard vitré, lève la tête. Les proportions de l’édifice dominent mon corps de haut. Je me sens tout petit dans mon imper. Oppression de l’individu sous le poids de l’institution culturelle. “Que suis-je venu ajouter à tout cela ? Rien, sans doute. J’aurais plutôt envie de le saper à la base, leur gros gâteau rassis. Je n’aime pas du tout mon sentiment. Pas bon de l’avoir, en termes pratiques de stratégie.” Je regarde les trois portes, m’avance, pousse la poignée de la porte de gauche. La glace ne bouge pas, verrouillée. Sorte de signe. Je n’ai pas choisi la bonne issue, celle par laquelle on peut entrer. Une femme d’un certain âge avance d’un pas sûr. “Elle va pousser au bon endroit.” La porte de droite s’esquive, la femme accompagne son mouvement. Je me tourne vers ce côté, affecté. “Réprime cette funeste impression de rejet.” Je m’avance sur les traces de la tête grise, suis son exemple, repousse le battant qui me revient en pleine figure, pénètre dans une pénombre fade. Je m’arrête, regarde autour de moi. Vaste hall de pierre, comme une simple avancée, sans autre éclairage que celui de la grisaille qui tombe des hautes fenêtres. Quelque chose d’éteint. Odeur âcre de vieille poussière. Un second portail orné de trois portes vitrées en arcades reproduit à l’identique celui de l’entrée. Derrière les glaces cadenacées, j’aperçois par échappées un grand escalier cérémonieux, des rampes en fer forgé, des balustrades à l’étage, des lustres à pendeloques de cristal, un décorum guindé. Tout un univers couvert de cheveux gris. Une institution pour vieux. Désagréable sentiment d’avoir ce sentiment.

Comment savoir quelque chose ? Il n’y a personne aux guichets. Personne pour accueillir. L’endroit est désert. La femme marche avec naturel dans un couloir qui répond à chacun de ses pas. Impossible de la suivre dans les entrailles de ce bâtiment. Silence. Les affaires commencent vraiment. Le bruit atténué d’une chaise sur ma droite. Un doigt qui tape trois fois contre un carreau. Un visage clair et maigre apparaît derrière une vitre percée dans les boiseries et m’observe depuis son local de surveillance. Surprise. Il semble très jeune. Sa bouche prononce une question à travers une fente. Je cherche à identifier le sens des mots danois, à les recomposer en phrases, n’y arrive pas, reste muet un instant, incapable de répondre. “Tu inquiètes inutilement ton interlocuteur.”

— Excuse me, Mr. Do you speak English ?

Mes paroles se perdent en réverbérations sous la froide immensité de pierre du haut plafond.

— Yes, répond la voix feutrée par la cloison.

— I am looking for informations about the Royal Ballet and the Royal Theater.

— Ok, just… a moment, please, I come.

Le jeune homme fait le tour d’un guichet, sort de son local, disparaît derrière un mur, entr’ouvre une porte attenante qui me laisse apercevoir, derrière lui, un couloir parqueté et percé de fenêtres. Le buste haut, élancé, dans son pull gris, les jambes fines, décontractées dans son jean, les cheveux blonds dorés et courts, le visage presque osseux, les traits fragiles, délicats, d’un charme féminin. “Utilise le prétexte des études, comme le faisait Arnaud pour établir le contact avec les musiciens.”

— I come from Paris. I am student at the University and I lead a study on the Royal Theater.

“Mensonge difficile à croire, vu l’imper et la cravate, mais ma petite voix et ma bobine de gamin font quand même assez bien étudiant.”

Je laisse glisser mon porte-documents de mon épaule, sors une chemise plastifiée, extrais une feuille blanche et la lui montre.

— I’ve been able to collect in France these informations on the organisation of the Theater and I should like to know if they are correct.

Le jeune homme prend la feuille entre ses mains, se penche pour lire, regarde attentivement l’arbre de l’organigramme bien imprimé. Il le regarde encore, ne commente pas la mention du “ groupe Bournonville ”, tend le doigt vers le sommet de l’arbre et m’indique que je me suis trompé sur les rôles respectifs de MM. Christiansen et Hoffmeyer en me rendant la feuille. Il hoche la tête, impressionné par ma présence et par mon document qui fait état de connaissances précises.

— You may probably obtain a meeting with one of the directors of the Theater.

— Really ?

— Yes.

— Great.

Sa voix, douce et adolescente comme son visage, fait monter mes réponses en proportion dans l’aigu. Nos paroles se réfléchissent et se mêlent en une traîne sonore infinie. “Pourvu qu’il ne me pose pas de questions ou je serai obligé de révéler mes véritables intentions.”

— We published a History of the Royal Theater in English the last year for Copenhagen 96, cultural capital of Europe.

— O-o, interesting.

— I can show it to you and give you the program and the phone number of the secretary of direction and of the Press-information service, if you want.

— O, yes, I thank you very much.

— Wait me here.

La frèle silhouette se détourne et disparaît derrière la cloison. “Ce jeune homme est sans doute le standardiste qui m’a répondu au téléphone, il y a trois semaines. Je crois bien reconnaître sa voix.” Il ressort de son réduit, tenant entre ses mains un large livre à la couverture souple, un fascicule broché et une feuille de papier glacé pliée en trois qu’il me tend à bout de bras. Je feuillette en premier le volume très illustré de photographies en noir et blanc et en couleur et de reproductions de tableaux et de gravures anciennes.

— I’m sorry. This book costs ninety-six kroners.

Le prix un peu élevé qu’il m’en demande me prend de court. J’hésite un instant devant ce frais supplémentaire, lui rends sagement l’exemplaire et me contente du petit fascicule.

— This is the program of the year. This one is in Danish. We have only this version.

— Do you mean that there is not so much foreign spectators coming from abroad to see your productions ?

— Yes, we have a lot of foreigners. I just mean that we prepare a version in English but it is not ready for now. We shall have it the next week.

— Ok, I can’t wait until next week. It will be ok for me. If I don’t use to hear Danish, I can read it without problem. I thank you.

Le dépliant est un programme détaillé avec toutes les productions du mois de novembre. “Qu’est-ce qu’il y aura par exemple cette semaine ? Vendredi 14 novembre : un ballet sur le Knaben Wunderhorn de Malher. Tiens, pourquoi pas essayer de voir ça, moi qui déteste tant Malher.”

— The phone number of Peter Bentzon, the secretary of direction is…

— Sorry. Excuse me.

Je prends précipitamment mon cahier anthracite et mon stylo plume, maintiens le cahier sur mon bras gauche et note sous la dictée le numéro de téléphone.

— You can join Niels Mickael Jacobsen, director of the Press-information service at the…

Ma main gratte hâtivement les petits carreaux de mon écriture maladroite et mal formée. Nouveau remerciement. Mon esprit s’arrête un instant. Ai-je oublié de lui poser une dernière question importante ? Non.

Le jeune homme, souriant avec bienveillance, m’indique que je pourrais avoir gratuitement, si je la demande, l’Histoire du Théâtre Royal auprès du service de presse et d’information. Dans le cas contraire, j’aurais encore la possibilité de le lui acheter avant mon départ. Je le remercie avec abondance et courtoisie pour les informations qu’il m’a données et le salue. La frèle silhouette se confond en politesses et retourne au silence de sarcophage de son local. Une sonnerie de téléphone trahit cette impression de paix sépulcrale. Sa main interrompt enfin le scansion électrique.

— Det Kongelige Teatre[3]… Ja, min Dame.

Je range mes papiers et mon stylo dans mon porte-documents, me détourne de ce vide sinistre de palais morne et franchis avec empressement la porte battante. Quel soulagement de me retrouver en plein air, sur les marches circulaires, à regarder au loin dans la grisaille le bout du canal. Je jette un coup d’œil vertical, derrière moi, au parvis imposant de ce bâtiment pétrifié. Ce que je viens d’en voir me rappelle l’ambiance mortuaire et confite de l’entrée et des couloirs latéraux du grand amphithéâtre de la Sorbonne. “Avec cet excellent résultat, il faut que j’appelle le service de presse dans le courant de l’après-midi.”

———

“15 h 45. Va-s’y. Compose le numéro.” Le cahier est ouvert sur mes genoux. Mes doigts se déploient sur les touches carrées un peu raides et pianotent les huit chiffres stressants. L’écouteur du combiné vient se plaquer contre mon oreille. Deux longues tonalités. On décroche.

— Allo, hm hm

— Allo.

— Hello, Mr, hm hm,

Ma gorge se dessèche, s’enroue.

— Excuse me, Mr. hm. I should like to talk with Mr. Niels Mickael Jacobsen, hm, the director of the Press-information service.

— That’s me. Who asks ?

Une voix fuyante, sans force, mais cassante, qui n’aide pas. La langue pâteuse, la cervelle brouillée, je dois répéter mon laïus de ce matin. Je suis étudiant, Français, je réalise une étude sur le Théâtre Royal et je souhaite avoir des informations de la part de ses services. Trop de nervosité, une inquiétude incoercible sur la tonalité de ma voix, sur certaines erreurs apprises que j’ai dans ma prononciation de l’Anglais.

— One talked to me about a book on the History of the Royal Ballet and the Royal Theater.

Pas un son en retour, pas une réponse. On me laisse m’enliser tout seul. Je ne sais pas quoi ajouter.

— Call my colleagues of the library.

La punition ne s’est pas faite attendre. M. Niels Mickael Jacobsen ne prend visiblement pas au sérieux ma demande d’informations.

— Do you believe the public coming from outside may consult freely the books at the library ?

— Ask to them, at the library. It is closed on monday but call them to-morrow. The number is…

La voix dicte un numéro dans la foulée, sans le répéter. Je redemande si je peux vraiment appeler la bibliothèque demain, même en ayant déjà eu sa réponse, me sens bafouiller sans la moindre chance de me reprendre.

— Try, you’ll see.

— I thank you very much.

Un petit claquement au bout de la ligne. Des tonalités courtes.

“Un round perdu.”

Je me lève du lit et raccroche le combiné sur son support mural au-dessus de deux taches de plâtre. “Il ne m’a même pas dit au revoir.” Sensation de mal-être, d’écœurement, espoir d’oublier vite cette discussion. “Je téléphonerai demain au secrétaire de direction. Mes investigations sont terminées pour aujourd’hui.” J’attrape mon cahier pour écrire, me purifier de mon impression, tourne les pages côté carnet intime, m’arrête à ce que j’ai écrit avant hier soir.

samedi 8 novembre

Je sens un motif d’angoisse qui me tiraille : je suis trop bellifié, embelli. Comme si j’avais toujours été ainsi ! Comme si j’avais jamais rêvé être ainsi ! Je ne connais plus celui que les autres voient. Cet homme-là n’a aucun passé. Je ne sais encore rien de la façon dont je vais agir et ressentir. Je suis en retard d’une personnalité. Étrange à moi-même. Il me faut une expérience assez forte pour attacher en moi mon image extérieure à ma personnalité psychologique. Me mettre à jouer efficacement d’un charme, cette arme que je ne m’espérais plus.

“C’est étrange d’avoir pensé cela de soi et pourtant, c’est bien vrai. Avec les beaux habits que je viens de m’acheter et les lentilles que je porte depuis seulement six mois, je n’ai encore jamais vraiment essayé d’utiliser et d’exercer mon nouveau pouvoir.”

———

“Gothersgade puis la deuxième à gauche, Sankt Regnegade. Je n’aime pas ce que j’ai écrit tout à l’heure dans mes carnets. C’est inadmissible, une véritable régression que d’avoir pensé cela. De vieux désirs abjects qui profitent que personne ne me voie pour remonter à la surface. Il vaudrait mieux que je rencontre rapidement une femme, tout simplement. Et qu’on n’en reparle plus. Ah tiens, c’est celle-là.” Une rue noire bordée d’immeubles en briques rouges ou en pierre, de quatre ou cinq étages, confortables, en plein centre ville, sans être beaux. Des voitures garées le long du caniveau. Un croisement. Une légère inflexion vers la droite. Une seule devanture éclairée, qui se distingue de loin, même par moi, sur le trottoir de droite. “Voyons à quoi ressemble ce café à la mode, le “ Dan Turell[4] ” que Steen m’a décrit comme un lieu “ branché ” et fréquenté par de nombreux artistes danois. Il est 19 h 30, ça devrait aller encore pour dîner.”

Des vitrines barrées de rideaux blanc sale, sans motif, qui froncent sur leur tringle accrochée sous les carreaux crasseux du haut, façon boutique de coiffeur à l’ancienne mode. Une forte lumière à l’intérieur. Je tourne la poignée en bois et pousse la vieille porte vitrée. Un dallage de petits carreaux en mosaïque. Devant moi s’étale un grand comptoir en bois sans éclairage direct. La signature de Dan Turell et le nombre 1977, année de sa mort, tracés au néon grisâtre sur le haut du mur, au-dessus du bar, cautionnent de leur cachet la pacotille de ce lieu du culte. Les ampoules qui pendent du plafond ne couvrent que les tables rangées le long des vitrines. À ma droite, quelques tables carrées de restaurant, pour deux personnes, éclaboussent mes yeux de la blancheur de leur nappe en tissu. À ma gauche, contre les fenêtres, de petites tables de café, rondes et hautes perchées sur leur pied en inox poli, avec des tabourets qu’on enfourche en restant presque debout. Sur l’aile gauche, une longue salle qui s’enfonce vers l’arrière avec ses rangées de tables de restaurant accolées, plus ou moins éclairées, pour recevoir de nombreux convives. Et du monde, il y en a. Tout comme de la musique plus qu’ambiante, de la fumée en panaches, deux grandes télévisions qui font tomber leurs grosses voix du plafond de la salle de gauche, une caisse électrique crépitante, un fond mêlé de conversations provenant de toutes parts, deux grandes serveuses blondes en tablier dont l’esprit est tout entier pris par le service.

Une serveuse arrête la course de ses gestes et opine vers moi. Elle a vraiment l’air pressée.

— Hi.

— A table for one person, to have a dinner, please.

— Ok. You have this table.

Sa main désigne une table inoccupée à ma droite. J’acquiesce, vus le peu de choix et la relative tranquillité de ce coin, m’avance sur les petits carreaux, fais glisser mon manteau de mes épaules, le dépose avec mon porte-documents sur la première chaise qu’une main tire pour moi, passe derrière la table, m’asseois, le dos tourné à la vitrine, déboutonne ma veste et pose les avant-bras sur la table. La serveuse me tend du bout des doigts une carte de menu et s’en va. J’ouvre les volets de carton plastifié. Mon œil droit tombe sur des courbes contorsionnées, pleines d’effets de pleins et de déliés. Aucun baton n’est un trait droit, aucune courbe n’est sobrement tracée. Je cherche dans les lignes les noms de plats rédigés en Français, peine même à déchiffrer les mots imprimés dans ma propre langue à l’aide de cette police de caractères si petite et si stylisée. Quant à lire les mots italiens ! “Prends ton temps. Ils sont bien trop occupés pour se soucier d’une personne seule.”

Je glisse les yeux de droite et de gauche, derrière la carte et détaille la clientèle. Des couples, des amis, de vieux loups solitaires et des groupes solidaires. Un chauve à moustache brune, le teint rose, le front bombé, trente ou quarante ans, gilet sans manche, ouvert, gris foncé sur tee-shirt blanc, semble satisfait de ses gestes et de ses sourires étudiés. Il se regarde et s’écoute en parlant. J’élargis mon point de vue au décor qui entoure les gens. Des enseignes lumineuses Budweiser rouges et blanches, des lustres, des abats-jours en émail blanc, des fauteuils en moleskine écarlate. Une usine où des cerveaux s’agitent pour l’Instant : verres, commandes, additions, ordres en cuisine, rangements, remplissage de pintes, courir, répondre, sourire, claquer la porte du frigo, rendre la monnaie, comprendre l’Anglais, entendre ce qu’on dit sans entendre le bruit, rester aimable, goûter un bon mot, et la caisse qui claque, GLING !!!

Le buste haut, la serveuse marche vers ma table, se poste devant moi, aux ordres et me presse de savoir ce que je veux du seul pli rectiligne de sa bouche, le crayon prêt à noter sur la feuille de carnet. Les yeux pointés droits sur moi, elle me demande si j’ai choisi. Je lui rends la carte d’un geste détaché, encombrant ses mains à dessein, lui commande dans le mouvement une soupe aux moules et fruits de mer pimentée et délasse mon esprit de cette question réglée. De mon porte-documents, je sors mon cahier anthracite, mon stylo à plume bordeaux, le premier tome du Journal de Gombrowicz en édition de poche et reprends ma lecture.

Un bruit sourd devant moi, de choc amorti par du tissu. J’abaisse mon livre. Une large assiette creuse blanche est posée toute fumante sur la nappe éclatante.

— Ok ! Thank you very much !

“Intriguant.”

— You’re welcome.

Je pose mon livre au bout de la table, me munis de mon couvert et observe ce qu’on m’a servi. La chair allongée et orangée des moules et celle blanche, en rondelles, d’autres mollusques flottent dans un jus beige très liquide parsemé des touches vertes de quelques feuilles de persil frais. La vapeur réhaussée d’un bouquet légèrement irritant monte vers mon visage. J’amène avec précaution une cuiller à ma bouche. Ça dilate la langue, envahit le palais de feu, sans piquer, chauffe la gorge comme un bon vin. Ah ! Quel régal ! A s’en brûler des lèvres aux entrailles. Heureusement, il y a au moins cette soupe dans ce Dan Turell ! J’enchaîne une seconde gorgée en la détachant bien de la première pour mieux distinguer le passage en fond de bouche sur le bord du précipice, suis le parcours intriguant de l’anneau de flamme qui glisse et me décrit, en descendant lentement le long des parois, le tube vertical de mon œsophage. “Tiens, ça me donne envie d’écrire quelque chose.” J’abandonne la cuiller, prends le stylo et le cahier.

Je me suis trompé sur toute la ligne au sujet du roman. Ou plutôt, à cet argumentation du roman qui ne sert plus à rien, il y a celle de ce roman qui n’a jamais servi à rien mais qui a intrigué, fait rêver, fait pleurer, fait rire, ou fait réfléchir. N’est-ce pas assez ? Quant à l’écriture du roman, elle est toujours le résultat d’une discipline imposée de l’intérieur.

Chaque jour, avancer l’un de ses sujets, ne laisser jamais piétiner notre esprit sur toutes nos dimensions en même temps.

“Pas mal.” Je repose le cahier, reprends ma cuiller et m’adonne tranquillement à ma soupe rassérénante comme une boisson chaude. À la gauche de la porte d’entrée, deux blondes à cheveux mi-longs se font face autour d’une table haute. Pourquoi les regarder elles plutôt que toutes les autres ? Elles ne sont pas accompagnées, voilà tout. Leurs jambes pendent, mollets nus et roses sous la jupe bleu marine, des tabourets. Celle qui est de dos pour moi est une obèse. Sa taille sous son pull bleu, forme des bourrelets qui débordent du creux des reins et de l’arrondi des hanches en paquets de gros plis. La grosseur de ses membres donne, à ce que j’en vois, une lenteur contrainte à chacun de ses gestes. Si seulement elle pouvait me cacher un peu moins la silhouette, elle, bien proportionnée de sa copine ! Ah, voilà. Très joli, ce visage de blonde rousse, très rose, les yeux très bleus. Un tricot vert pour réhausser les couleurs. Elles parlent, parlent, parlent, sans que cela ait l’air de tellement les passionner, ce qu’elles se disent. La plus fine écrase une cigarette dans son cendrier, en prend une nouvelle dans son paquet, l’allume avec son briquet et la fume lentement, en hâchant ses paroles de jets de fumée. Donne l’impression que c’est chez elle une activité à part entière. Déjà vu ça chez une très belle jeune Suédoise avec sa mère, il y a cinq ans, à la caféteria-terrasse de Louisiana. Chez d’autres, des Danoises aussi, sur leur plage ou dans des cafés à Paris. Je me trompe ou elle me regarde par-dessus l’épaule de sa copine ? Je me trompe ou l’autre s’est retournée pour regarder vers moi ? Ce doit être pour ce type assis à côté de moi.

C’est bien moi qu’elle regarde depuis tout ce temps. Pas croyable. La méthode Scandinave. On se regarde pendant des heures et puis, comme une évidence, on finit par se proposer de boire une bière ou de finir la soirée ensemble. Ah, la grosse revient des toilettes, toujours avec cette même lenteur. En fait, on dirait les deux mêmes filles, elles se ressemblent beaucoup, elles ont presque la même couleur de cheveux, le même habillement, sauf que l’une est fine et l’autre pas. Tout à fait inégal, comme rapport. Des places se sont libérées, vue l’heure qu’il est. Ah ! Elles prennent leurs affaires. Elles vont s’en aller, elles aussi ! Les voilà debout. Tant pis, je les aurai vite oubliées, ces deux-là. Mais non, c’est incroyable ! Elles s’approchent de mon côté avec leur manteau et leur sac. Elles sont devant moi. Comme si elles avaient entendu mes pensées. Mais elles vont sans doute s’asseoir à la table plus loin qui est libre maintenant ! Mais, non ! Elles choisissent celle qui jouxte la mienne à ma droite. La grosse se contorsionne pour passer ses larges hanches entre les deux tables et asseoit son gros derrière et sa lourde carcasse à côté de moi. La jolie prend place en face d’elle. Histoire d’être presque en face de moi. Bon, et maintenant, l’étape suivante ? Qu’est-ce qu’on fait ? On se regarde ?

Ah, elles roulent les r et charrient des voyelles, surtout des “a” en fin de mot, sans manger les consonnes. Ce sont des Suédoises. J’aimerais bien être ému mais savez-vous ? je ne le suis pas. Quelle émotion devrait-il y avoir à observer des jeunes femmes qui n’accepteront pas que je leur adresse la parole et qui ne me l’adresseront pas plus. Alors, qu’importe que l’une d’elles me lorgne en faisant semblant d’entretenir la discussion avec sa copine qui est en face d’elle, qu’importe qu’elle ait posé son menton sur la paume de sa main droite d’un signe de découragement. Qu’importe que sa camarade l’assomme de son parler monotone en me jetant de brefs regards du coin de l’œil. Non, il n’y aura pas de rencontre. À 1 mètre 50 l’un de l’autre, nous n’avons pas de volonté et n’ayant pas de volonté, nous n’avons pas de lien. C’est la volonté qui fait le lien. Et la volonté, ce sont des actes. Je me raconte à moi-même un non-événement.

Vapeurs, fumées, bruits, discussion latérale. Je suis encore au Dan Turell Cafe. Perclus d’indécision. Demain, le Kongelige Teatret, Miss Gielgud, non, non, il y a cette Suédoise qui se tait et me lorgne de petits traits et il y a sa commère qui débite, débale, déroule, enroule, tourneboule de langage ma tête et celle de la silencieuse. Il te plaît ce film ? Mais non, quel ennui. Coupez, COUPEZ. Que les héros se décident plus vite ou bien qu’on les aide. Personne ne supporterait une telle longueur, une telle lenteur.

Celle qui me lorgne et que je lorgne a, pour retenir mon attention, sans être belle, des traits communs avec Hélène, mon échec de toujours, le visage roux-rouquin, les traits coupants, les joues un peu creuses, la silhouette courbée, les cheveux blonds tirant vers le roux. Mais, elle n’a pas pour moi l’histoire qu’a Hélène. Elle n’a, pour rendre son visage attrayant, ni une expression de révolte, ni une expression d’amour. En fait, son être est silencieux en moi. Il ne raconte rien, il ne me fait pas ressentir de peur, ni de la mort ni de la perte. Sa tête est une boîte vide, pas même douloureuse. Sa discussion vide, ses silences vides, ses rires vides. Je ne ressens pas cette présence d’un être humain qui nous met en alerte.

Cela m’énerve de la regarder à la fin, de la fixer droit dans les yeux pour essayer de lire un quelconque mouvement, une quelconque amorce de décision. Je souris. Je grimace. J’en fais de plus en plus, des grimaces. Et puis je n’en peux plus à la fin. Je sens la hargne monter en moi. Quelle heure est-il ? 22 h 30 ! C’est bon. Je tire à moi mon porte-documents, range mon cahier anthracite, mon stylo plume et le Journal de Gombrowicz, passe sur mon bras mon manteau et, avec énervement, me jette entre les tables pour me lever, me rattrape sur un pied d’un geste théâtral de rupture du philtre. J’arrive brusquement au comptoir que je frappe d’un billet neuf de 200 krs. que je fais claquer pour qu’on encaisse. Les serveuses n’ont pas que moi en tête. J’endosse mon manteau, jette un coup d’œil de côté. Quoi ? Les deux Suédoises, dans leur costume identiquement et intégralement bleu nuit, sont levées et tiennent la porte du Dan Turell. Tel était donc leur attachement. Leur courir après ? On m’annonce combien je dois. Je lâche le billet, récupère la monnaie qu’on me rend, la fourre dans mon portefeuille, remercie, salue la serveuse et m’engage vers la sortie. Je tire la porte, descends sur le trottoir. Les deux filles sont sur la chaussée, ne sachant que faire, toujours tirant sur des cigarettes qui rougeoient dans la nuit en substitution de leurs battements de cœur naturels. D’un regard méprisant, je pars d’un pas vif vers la droite sans me retourner.

———

— The producer of the P2 Classical Music program is Hans Skaarup.

— May you spell me his name, please ?

— Yes. Skaarup. S, K, A, A, R, U, P.

— Ok. I wrote down.

— You can join him at the three-five, two o, six-three, four-four.

— Thank you very much. Euh. Last question. I would like to know if Radio Denmark broadcasts a program in French during the week and, if this program exists, wether they need somebody for the animation.

— No, there is no such program. We don’t broadcast any program in French.

— Ok. I thank you very much for the number of Mr… Skaarup and I wish you to have a very nice day.

— Have a nice day too, Mr. and good luck. Bye.

— Thanks. Bye.

“Bon. Il n’y aura donc rien à gagner du côté de Radio Da­nemark. Reprenons nos affaires avec le Ballet Royal. Aujourd’hui, il faut attaquer de front le sujet. Quelle heure est-il ? 10 h 15. Très bien. Je peux téléphoner à Peter Bentzon. Son numéro direct est le 33 69 65 09.” Je compose, assis sur la couette a housse beige de mon lit, le numéro au clavier du téléphone mural et attends quelques longues tonalités.

— Hi, det Kongelige Teater.

— Allo. Hello Mrs.

— Hello Mr.

— I should like to talk with Mr. Peter Bentzon.

— He is not actually at his office. Why do you want to talk to him ?

— It’s about a proposition of employment as administrer of the Royal Ballet.

— Ok, so I shall give you the service of Miss Maina Gielgud, the director of the Royal Ballet.

“Génial, c’est ce que je voulais sans oser le demander.”

— What’s your name ?

— My name is Cyrille Clément.

— Sorry.

— Cyrille… Clé-ment, from France.

— Ok. Is she informed ?

— Yes. She is. I sent to her a mail the last week. I came here from Paris in order to have a meeting with her for talking about the proposition I did to her for my employment as administrer in the Royal Ballet. I stay here in Copenhagen just one week.

— Ok, one moment please…

Le combiné dans la main, mes poumons qui se contractent sans qu’on leur demande rien. L’esprit attentif à tout. Dans un instant, la discussion décisive. Respiration difficile, pression physique, souffrance de l’attente avant de parler, une excitation qui me rendrait agressif.

— Sorry Mr. She’s not at her office.

Brusque desserrement de mes poumons.

— May I take a message for her ?

Dépit. Dépression.

— No, I shall call her later. When will she be at her office ?

— Try again to-morrow.

Je souffle.

— At which hour ?

— In the morning. Do you want to talk with somebody else ?

— Yes. Ok.

— Ok, I shall give you Dinna Bjørn, her assistant. One mo­ment please.

— Thank you very much.

— You’re welcome.

— Bye.

— Bye.

Impression de planer après l’impact de la peur. Atterrissage en douceur.

— Hi, I am Dinna Bjørn, Maina Gielgud’s assistant.

Voix aiguë, accent très campagnard, roulant plus les r qu’un accent danois.

— Hello Mrs. Cyrille Clément on the phone, from Paris.

— Yes, Mr. Clément. I have red your letter. We talked about it. We have been very interested. But, there is no place for you.

Pas la moindre pause dans sa déclaration. Juste un battement de cœur plus violent et c’est déjà la déception.

— Ah ! Hm…

Impression de planer encore plus librement. Le sol se barre.

— … I’m sorry.

“Ne fléchis pas. Renchéris.”

— Ok. Excuse me ! I should like to know if, nevertheless, there is a possibility of collaboration with the Royal Ballet, if one considers that I came here in Copenhagen specially for the Ballet and that I am very interested by the history and the activities of the Bournonville Group.

— Hm…

“Ah, là, c’est moi qui ai fait une impression et, du coup, la porte ne s’est pas complètement refermée tout de suite.”

— Maybe. I don’t know exactly. Excuse me, Mr Clément, I have to get informed. May I call you later ?

— Yes, of course.

La fermeté des objets me revient, la peur évacuée.

— How long time will you stay here in Copenhagen ?

— Until sunday, but I have to change of hotel. Now, I stay at the Sømandshjemmet on Nyhavn, close near Kongens Nytorv.

— Have you a phone number ?

— Yes. I give it to you.

— Yes. I listen.

Se raccrocher à du concret. La voix devient plus fluide, plus maîtresse d’elle-même.

— Four five, of course, three three, one three, o three, seven o.

— Seven o, ok, Mr. Clément.

— Room twenty-seven.

— Ok. Do you have the book we published about the history of the Royal Theatre ?

— No, I should be very pleased to have it because that’s not easy to find informations about your organisation in France.

— Ok, I shall send to you this book and informations about the programs of this year at the Theatre. Give me your address.

— Yes…

“Quel culot j’ai eu ! J’ai complètement mis de côté qu’elle pourrait être ma supérieure hiérarchique !” Je lui donne l’adresse de mon hôtel et celle de l’appartement cossu des parents de Steen sur les quais pavés d’Overgaden oven Vandet, dans le quartier portuaire de Christianshavn, de l’autre côté du bras de mer, au sud de la ville.

— Ok Mr. Clément, I call you on Thursday in the afternoon and I send to you immediately informations about the Royal Ballet.

— I thank you very much, Mrs, and I wish you to have a very nice day.

— Thank you.

— Good bye.

— Bye.

Vague bienfaisante de soulagement. Je coupe la communication d’un doigt, me lève du lit, tout léger, et rac­croche le combiné à son sup­port mural, palpitant, un peu aba­sourdi par ma propre audace dans une telle lutte, souterraine et feutrée, contenue et tactique.

“Ah, les discussions uniquement intéressées sont une véritable torture pour mon esprit. Oh, que je haïs d’avoir à défendre des in­térêts, fussent-ils les miens ! Si seulement les hommes pouvaient ne pas être poussés à l’arrivisme. S’ils pouvaient n’être jamais mûs que par une force venant de leur for intérieur, comme le dé­sir de création ou l’envie de découverte scientifique. Si nous pouvions être libres des conflits d’intérêt et nous concentrer sur des intérêts supérieurs à notre petite personne, plus vastes et en­fin dégagés de la lutte pour la survie de notre petite gueule.”

Je me rassois sur le lit, pensif. Les phrases me viennent. Il faut que je les note dans mon cahier anthracite. Je rabaisse ma loupe frontale devant mes yeux et saisis mon stylo. La plume que j’écrase sur le papier gratte sur la feuille les nouvelles données acquises.

Je ne peux pas plus qu’avant re­par­tir les mains vides. Il me faut accrocher n’importe quel ac­cord, comme celui qu’on m’engage en priorité si le Groupe Bournon­ville

— Surtout, ne pas trop prononcer ce nom — j’ai bien failli faire une erreur fatale.

est remis sur pieds.

“Il est 11 h 00 et il fait toujours beau ! C’est plus qu’une éclaircie.” Je me lève, retire la loupe qui cerne mon front, m’approche de la fenêtre et regarde à gauche, de biais. Les bateaux brillent à quai et les eaux du canal étincellent dans la clarté trop nette du soleil bas. L’ombre de l’immeuble plus haut d’un étage que le mien, de l’autre côté de l’avenue, est d’un bleu profond. “Bon, enfin, bref. Mais d’a­bord, il faut que je me trouve un nouvel hôtel pour jeudi. Dom­mage. Celui-ci me convenait, à deux pas du Théâtre Royal. Pas sûr que je trouve aussi bien pour l’emplacement. Regardons ce fascicule “Copenhagen this week” que m’a donné la jeune ré­ceptionniste rousse à cheveux courts. Il y a une liste d’adresses d’hôtels vers la fin. Tiens, qu’est-ce que c’est que cette page noire avec des étoiles et un croissant de lune blancs ? “ Copenhagen after dark ” ? Copenhagen after dark ! Les boîtes de nuit je suppose ? Ah…”

VENUS ESCORT

attractive girls

“Oh ! Des publicités pour des sociétés d’escorte féminine, des call-girls et … des clubs ! Oh, j’ai tellement envie de vivre quelque chose avec une femme. Je n’en peux plus d’attendre. Ça fait si longtemps. Les deux Suédoises, la grosse et la bien foutue, hier au soir, au Dan Turell . Beuh… La bien foutue qui me regar­dait, fumait, me regardait, causait avec la grosse qui me lorgnait en coin. J’y vais t’y, j’y vais t’y pas ? Pendant des heures. Et surtout, j’y vais pas. La tête qu’elle a faite quand je me suis levé d’un bond pour partir ! Et si je profitais de ma liberté, puisque je suis ici, pour en passer par là, pour savoir ce que c’est qu’une passe avec une prostituée ? Comme ce doit être étrange de mani­puler une femme totalement étrangère à soi-même ! Voyons. Couchons-nous un peu mieux sur ce lit, voilà, sur le ventre, pour lire bien confortablement ces annonces à la lumière du soleil qui rase au-dessus du toit, entre les cheminées, et ausculter les photos à la loupe en vue de décider et d’arrêter un choix possible. Ah ! Quelle hor­reur !

WET AND WILD

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Hi’ my name is Christie if you wish to have an enjoyable time with the best girl, call me, and I will be happy to tell you more about myself and my services

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“Que signifie “ la meilleure fille ” ? gentille ou sexy ? Et heureuse ! Qu’est-ce que ça veut dire, heureuse dans un tel cas ? Quelle défini­tion pourrait-on donner au bonheur ? Quant à ce “ Wet ” ! Je n’ai jamais fait jouir une femme. Je ne sais pas comment on doit s’y prendre. Si cette fille devient “ wet ” auto­matiquement, si elle le fait sur commande, quelle est ma part dans le résultat ? Et si je ne lui plaisais pas ? Elle mentirait, mais je le sentirais bien et cela me couperait tout plaisir. Comment faire la part de la simulation, ne pas se laisser prendre par des mensonges ? C’est bien plus compliqué qu’il n’y paraît à la lec­ture d’un message publicitaire. Stop ! Oublie un peu ton sens cri­tique. À force de tout critiquer, on ne connaît que l’échec. Il faut absolumment que je réussisse quelque chose dans ce domaine. C’est vital à présent.”

“Mais cette photo ! Cette grande blonde danoise avec des lu­nettes noires qui cachent ses yeux, d’un vulgaire et d’un faux, et ce visage plat, cette bouche pâteuse, cette frange blonde platine, ces cheveux filandreux de poupée, ces gros seins mous étalés et cette main droite qui se glisse sous le string pour nous faire ima­giner qu’elle se met l’index ou le majeur dans le sexe sans qu’on le voit réellement ! Ah, quelle horreur !”

“Est-ce que je pourrais le faire avec une telle femme qui m’inspire tant de dégoût et de mépris ? Que cela me fait peur de penser à ces filles qui ont un corps désirable mais pas de senti­ment. Est-ce possible de ne faire ça que dans un rapport d’ar­gent ? Est-ce que je peux ne rien ressentir ? Est-ce possible ? Que se passera-t’il si je ressens quelque chose ? Voyons ce visage de Danoise ? Oh, que je haïs ces lunettes et cette frange. Je tremble à l’idée que je pourrais être vide, sans désir, effrayé par la nullité de mon acte, effrayé par demain.”

“Passons, passons. Jetons un œil aux autres annonces. Les so­ciétés d’escorte. Images de luxe, raffinement de toc, ah, le style Miss Scandinavia, avec sa blonde poupée scandinave assise, rêveuse, sur le sable blanc d’une plage de la Baltique dans le soleil de midi, en plein été, la chair blanche à peine hâlée, la crinière, aussi claire que la peau, rejetée en arrière et un très prude maillot de bain bleu nuit d’une pièce ceignant sa poitrine sans rien de provocant. On joue la carte “petites sirènes pour monsieurs comme il faut” avec juste une petite tranche plaisante de beauté féminine accessible. Comment choisir entre des filles d’escorte ou un club ? Vais-je téléphoner ? Non, vraiment, je ne peux pas téléphoner à une agence. Je ne connaîtrais même pas le visage de la fille. Il y a cette Christie mais son visage est si vulgaire que je n’y croirais pas un instant. Oh, que c’est triste. Que c’est triste ! Certaines filles ne sont même pas belles. Elles ont l’air… ! Et cette linge­rie ! Ces jarretelles à outrance !”

“Bon, regardons les clubs. Il y a les spécialités orientales, les saunas avec des mannequins maigrichons en plastique et nylon, le Maxim avec des filles de couleur qui n’ont pas l’air dégrossi. Ça me fait penser aux catégories de restaurants suivant les spé­cialités : grec, français, italien. Il y a des filles en lingerie, d’autres avec un soi-disant grand style parisien, tailleur et cha­peau. Tiens, une publicité avec une gravure genre belle époque, représentant sur un fond rouge une femme à la Coco Channel. Quel bluff. Et là, une “Barbie”, elle se fait appeler comme ça ! Si ça lui plaît. Oh le texte !”

THIS IS NOT A MODEL PHOTO -
MEET THE GENUINE ARTICLE !!!

“L’être humain en-deça même du service, ramené au rang d’article de consommation. Et même si la phrase est ironique, le client potentiellement intéressé doit la prendre au sens littéral !”

Credit cards accepted

“Cette mention apparaît partout. Voilà une industrie dont je ne sais vraiment rien. Il y a bien en tout une cin­quantaine de publi­ci­tés de clubs ou de sociétés d’es­corte qui se bousculent pour se disputer par leur surenchère de couleurs, de formes, de postures, de fesses et de seins bombés, de sourires et de moues, d’effets typographiques et d’ar­guments sans nuance les faveurs des “V.I.P.” et autres “batchelors” avec un “t”, s’il vous plaît, merci. Toutes rivalisent par leur goût déplaisant. Et, certes, tout com­merce est une pra­tique de la séduction qui s’accomode aussi des pires aspi­rations. Je vais plutôt choisir un club. GL. KONGEVEJ 7, je ne sais pas où c’est. Tuborgvej 16, à Hellerup, encore moins. Entre les adresses que je ne connais pas, les publicités avec des images de filles odieusement factices comme celle du Copenhagen Sauna Club ou du Maxim, ça va être vite expédier. Il n’y a que deux annonces qui couvrent une page en­tière, en vis-à-vis l’une de l’autre. Elles doivent représenter les deux seuls poids lourds de la profession. Le choix éventuel se simpli­fie.”

Couvrant la page de droite, s’empilent les unes au-dessus des autres, en pyramide, sur le capot d’une voiture, neuf filles, toutes de la même taille, toutes de la même blondeur ou presque, toutes revêtues du même maillot de bain bleu et du même tee shirt blanc coupé à la moitié des seins, toutes contournées dans des poses ayant le même ef­fet et, en quelque sorte, toutes de la même chair. Cette composi­tion humaine forme une manière de parodie de photo de pro­mo­tion de grande école, arrangée dans un style de négli­gence on ne peut plus mesurée. “Quelle abondance matérielle. On dirait un étale de charcutier au marché. Pouah ! Écœurant. Exit “ La Dolce Vita ”.”

Il ne reste plus, sur la page de gauche, que la publicité pour le Beverly Hills. Même combinaison de texte et d’image.

Exciting place for batchelors

but also for married couples

*

Excellent atmosphere in both

discoteque and nightclub

*

the best go-go bar with

beautiful topless girls

*

COME TO THE BEST

FORGET THE REST

*

“Quel jargon pour initiés. Je n’associe aucune image à ce charabia.”

Moins vêtue du luisant satin gris de sa veste à queue de pie qui retombe derrière son dos et de ses bottes de soie de couleur ap­propriée, à hauts talons, qui recouvre ses mollets d’une rose rouge à feuillage vert imprimée, que de la roseur carnée très ou­trée de sa propre nudité, une danseuse, silhouette bien campée, décou­pée sur le fond blanc non imprimé et accolée au texte et au dessin de deux palmiers servant d’emblème au club, tie­nt de sa main droite levée au-dessus de sa tête une barre métallique verti­cale. As­sise sur le vide, ses deux seins pâteux largement écartés, la main gauche glissant entre les cuisses à la hauteur du Mont-de-Vénus voilé et signalisé par le triangle d’un string gris argenté, la jambe droite croisant la gauche une cheville sur l’autre, elle fixe l’objectif et capte mon regard. Son visage, au front couvert d’une frange trop lisse et trop platine, à la lèvre su­périeure trop relevée, trop épaisse et sans grâce, for­mant un sourire fade et morne, aux joues trop charnues et trop far­dées, exprime la platitude de la pléni­tude. L’annonce est bien construite, sans surcharge visuelle. Elle crée bien par le relief de l’image, l’idée ou l’illusion que les filles sont des artistes de spectacle et qu’on se paie une individualité.”

“Mais comment peut-on éprouver le moindre goût pour ce vi­sage-là ? Il faut que je comprenne. Il faut impérativement que je com­prenne pourquoi et comment. Oui, il le faut. Puis-je vraiment as­souvir ce soudain désir d’enquête sur le ter­rain ? Faisons un état rapide de mes forces dispo­nibles sur le champ : les quelques di­zaines de milliers de francs convertibles en couronnes que j’ai ini­tialement réservés à mes frais d’installation, mes quelques cos­tumes de ville appropriés et l’indispensable étiquette d’être à Co­penhague pour affaires. Très bien. Ça doit suffire.”

“J’ai aussi, pour complèter mon armement d’enquêteur agis­sant sur ordre de ma curiosité intellectuelle, la liberté d’action que confère l’incognito, l’indépendance d’esprit d’un universi­taire à la française, la manie de l’observation systématique, une naïveté épis­témologique absolue, le refus des jugements a-priori et une mé­moire aguerrie par des années de travail littéraire. Très bien, il est temps de mettre tout cela en œuvre. Pour savoir quelque chose de manière neuve, il faut ne rien savoir du tout et ne pas se presser de juger. Quand on ne sait rien, tout repose sur la qualité de l’intuition. Laisser d’abord les choses venir à soi, sans théorie, et ne commencer à juger qu’après seulement, quand on a suffisamment de données personnelles à grouper et organi­ser.”

Au bas de la page, la publicité mentionne l’adresse du Be­verly Hills : Kongens Nytorv, 19, juste à côté du Théâtre Royal. “Mais c’est à deux minutes à pieds d’ici ! Si je devais ramener une fille ! Non, n’y pensons pas.” Åbent1 16.00-05.00. “J’irai à 18 heures. Comme cela, le club sera déjà lancé.” Cette étrange créature de para­dis emporte ma décision.

“Allons manger au Dubliners. Comme cela je repèrerai l’emplacement de ce club sur la place et après je file au Music Information Centre sur Gråbrødre Torv interroger Bodill Øgge. Mais d’abord, téléphone à la bibliothèque. Où est le numéro. Ah, le voilà.”

J’attrape le combiné à la hâte et pianote. “45 33…” Une sonerie, deux soneries. Je suis excité.

— Allo.

— Det Kongelige Teater.

“Non, pas encore lui !”

— Hello Mr.

— Who asks ?

— Is it the Library ?

— No This is the Press-information service. Niels Mickael Jacobsen on the phone.

“Ça, je le sais.”

— Yesterday, you told me to call the library and you gave me this number…

———


[1] Du Danois god morgen = bonjour (le matin).

[2] Nouvelle Place Royale en Danois. Se prononce approximativement Congueunse Nutor.

[3] Se prononce : dé Congueli’e Téateur.

[4] Bar ouvert en 1996 portant le nom d’un écrivain danois prolifique, très populaire au Danemark, décédé en 1977.

1 “Ouvert” en Danois. Se prononce : Obeunt’

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